À l'ombre des blockbusters et du cinéma d'auteur, subsistent les longs-métrages indépendants. Peu inspirants pour le public moyen car souvent synonymes de petits budgets et prometteurs d'idées incertaines dont le spectateur n'est pas sûr d'en avoir pour son argent : trop de spectacle facile, pas assez fouillé ou, au contraire, trop extravagant par rapport à ce qu'il laissait entendre, ce type de cinéma a bien du mal à être pleinement apprécié. C'est dans cette case que s'inscrit le Looper de Rian Johnson, sorti par chez nous alors que Skyfall monopolise l'affiche depuis à peine une semaine ; on se demande parfois à quoi pensent les distributeurs français. Et pourtant, ce n'est pas faute d'avoir un casting solide, de le trempe du dernier James Bond avec la superstar Bruce Willis, notamment, mais aussi l'acteur montant en flèche depuis ces dernières années : Joseph Gordon-Levitt.
Quoi que... est-ce bien lui ? L'apparence de l'acteur en a laissé plus d'un perplexe quant à sa véritable identité à la vue des premières images du film. Effectivement, pour servir au mieux une intrigue dans laquelle il incarne la version rajeunie du personnage joué par Bruce Willis, il a été maquillé de façon à lui ressembler ! Le nez, les yeux, les oreilles, les lèvres... autant de prothèses qui ont été appliquées à Joseph pour renforcer la crédibilité de son personnage, et troubler le spectateur qui a du mal à le reconnaître. Le maquillage est subtil, invisible à l'écran, et extrêmement bien réalisé. Bien sûr, prenez une photo de Willis jeune, comparez, les similitudes sont fugaces, mais dans l'univers du film, elles suffisent à appuyer la relation physique indéniable entre deux facettes d'un même personnage, qui ressort lors d'un face-à-face jouissif où les deux hommes sont de profil à une table de café.
Qui plus est, les deux acteurs principaux délivrent une prestation exemplaire. S'il y a des acteurs qui adaptent leurs capacités selon leurs salaires, d'autres ont foi en les histoires auxquelles ils prennent part et offrent le meilleur d'eux-même pour leur donner de la consistance. Grâce aux nombreux gros plans, le jeu de Joseph Grodon-Levitt est exacerbé et criant de vérité, en jeune homme égoïste, trop sûr de lui, tandis que Bruce Willis montre davantage d'émotions tout en gardant son dossard de "badass". Ces derniers temps, le senior semble se racheter une carrière sous les meilleurs auspices, ce qui fait plaisir à voir. La seconde moitié du film voit la présence d'Emily Blunt, en femme un peu paysanne mais qui a du mordant, ce qui contraste avec l'habituel lead féminin tout fragile, ainsi que Pierce Gagnon, un petit garçon de cinq ans qui ne manque pas de surprendre. Ajoutons les quelques rôles secondaires que sont Paul Dano, comique d'un instant, Garett Dillahunt, à la prestance inquiétante, Jeff Daniels, en parrain un peu baba cool, et Noah Segan, malaimé qui fait pitié, et les interprétations du casting de Looper apparaissent joliment authentiques.
Un aspect clairement renforcé par la mise en scène. À l'image de son premier film, Brick, Johnson s'oriente vers une ambiance film noir tout en ayant ce côté futuriste omniprésent. On y ressent donc un côté Blade Runner, pas trop marqué non plus, ainsi que des touches Spielberg avec pas mal de lens flares (parfois trop), et cette photographie qui reste assez brute, granuleuse pour ne pas avoir cette optique toute lisse et propre d'une société ultra-moderne. Beaucoup de soin a été apporté aux détails et objets de l'environnement, pour faire transparaître une évolution technologique à la fois haut-de-gamme mais industrielle et par instants totalement bricolée de toutes parts. La ville aux grattes-ciels immenses reste principalement un élément de fond de décor, des matte paintings, tandis qu'on suit davantage nos personnages, au début, dans des quartiers fumants, désuets, et malfamés. Rian Johnson mélange un peu tous les différents univers SF avec cohésion, des motos "volantes" aux quatre-roues vulgairement trafiquées à renfort de panneaux solaires. Rarement il m'a été donné, ces dernières années, de voir autant d’idées originales et personnelles dans un film du genre, tout en restant terre-à-terre.
Le film de Johnson reste une œuvre adulte, avec une ambiance sombre, de la vulgarité qui sort du cœur et des coups là où ça fait mal. Son cinéma est d'ailleurs particulier. Très brut, avec une réalisation plutôt nerveuse dans le montage, ce n'est parfois pas évident de rentrer dans son univers dès les premières minutes. Pourtant, Looper est bien rythmé, les temps morts n'impactent pas sur l'histoire et les scènes d'action sympathiques. Disons aussi qu'il est bien accompagné musicalement. Comme à son habitude, c'est le cousin du réal, Nathan Jonhson qui vient apporter sa patte singulière aux images. Reflétant la dimension futuriste et les séquences dynamiques avec des morceaux Electro/Dubstep bien accordés, tout en jouant sur des partitions plus classiques avec le piano où les cordes frottées pour le côté Thriller noir, il expérimente également avec les instruments pour avoir des sonorités particulières, adéquates au style de son cousin. L'ambiance sonore est travaillée de façon à jouer un rôle intéressant. Plusieurs fois, des scènes se déroulent sans prépondérance musicale, particulièrement dans la seconde moitié située "à la ferme", où les bruitages sont alors renforcés et s'attèlent à nourrir l'atmosphère du moment. Celui du tic tac de la montre est d'ailleurs très présent, créant une sorte d'obsession.
Habituellement, les œuvres de voyage temporel se montrent bien pauvres de part différents trous scénaristiques ou bien une surenchère dans la comédie, ou une trame trop concentrée sur cet élément même ce qui éclipse le semblant d'histoire autour. Le dernier film vraiment réussi sur ce thème-là était L'Effet Papillon en ce qui me concerne. Malgré son apparente complexité, l'intrigue de Looper est expliquée on ne peut plus clairement, avec quelques voix narratives bien intégrées, sans non plus prendre le spectateur pour un abruti. Le scénario se tient rudement bien, et la plupart des questions que peuvent se poser les spectateurs sont mêmes abordées dans le film. Bien sûr il est toujours possible de trouver des exemples un peu bancals sur les causes et conséquences du passé/futur, etc... Mais Johnson est parvenu à traiter le problème assez intelligemment et de façon complète. D'ailleurs, il se base sur un système d'univers qui boucle sur lui-même lorsque le voyage est entrepris, créant une nouvelle réalité effaçant la précédente à chaque divergence.
Difficile de vous en parler davantage sans vous gâcher quelques points forts du scénario. La bande-annonce elle-même fait en sorte de ne jamais piper mot du point clef du film, même si elle en montre les images. C'est donc assez déconcertant de retrouver cela au visionnage. Toutefois, on a l'impression que Johnson ne savait pas vraiment comment terminer son film. Même si d'après ses dires, la fin a été pensée dès la première écriture du scénario, c'est le genre de finale ambigu qui ne semble pas à la hauteur des idées fortes véhiculées. Ainsi les derniers instants peuvent paraître soit tirés par les cheveux, soit faciles, ou encore déconcertants vis-à-vis des possibilités de conclusion qui s'offraient à l'intrigue. Par ailleurs, l'on aurait apprécié avoir un aperçu du développement ultérieur de l'histoire, a contrario d'être laissés en plan avec des interrogations persistantes d'un film qui semble, en définitive n'avoir que frôlé son but. Ou bien d'en avoir atteint un qui s'imposait davantage comme secondaire pendant une centaine de minutes.
Avec Looper, Rian Johnson ne va pas non plus jusqu'à réinventer la science-fiction, comme on peut le lire à certains endroits, mais il livre une œuvre réfléchie, intelligente, et surtout originale. Il prouve ainsi qu'il est encore possible d'innover dans un genre qui prend de moins en moins de risques et se base généralement sur un visuel de haute-volée (que je ne renie pas moi-même). Looper demeure un film indépendant et donc son budget limité, s'il ne se ressent pas à l'écran, n'offrira pas aux amateurs de sensations fortes du spectaculaire à tout va. Plus axé sur le développement d'une intrigue et de thèmes forts, le long-métrage maintient également intéressé par son style atypique et n'est pas exempt de quelques scènes ravissantes qui permettent au réalisateur d'explorer de multiples idées sans être arnaché aux contraintes des gros studios. Au final, Looper est une œuvre qui aura assurément une certaine influence sur les futurs films à moyen budget du genre.