La déclaration d’intention qui ouvre le film est frappante : il s’agit de donner la parole à des personnages réels, généralement oubliés (d’où le titre original), et d’ouvrir les yeux sur un monde terrible, celui de la misère mexicaine.
Sur un sujet assez similaire à celui des Enfants de la crise (jusqu’au motif du lait bon pour la peau, au point de se demander s’il s’agit d’une référence) Buñuel prend la jeunesse comme protagoniste, avenir désenchanté d’un pays qui n’avance plus.
Le regard naturaliste impose une absence de concessions : la cruauté est d’autant plus éprouvante qu’elle est l’œuvre d’enfants, qui par instinct s’en prennent aux plus faibles : aveugles, femmes, culs-de jattes. Jungle des infirmes et des vulnérables, la ville est un terrain vague où le désœuvrement pousse au vice.
La véritable arme du film est sa neutralité : non seulement, Buñuel se garde bien de surligner le pathos, mais il accroit sa charge par une réversibilité permanente des rôles et de situations. L’aveugle est autant la victime passive douée d’une empathie qui le rend seul capable de « voir » l’enfant perdu qui pleure dans la rue, que le bourreau qui finit par l’exploiter. Sous le joug de la nécessité, Pedro vole la nourriture dans sa propre maison, mal aimé par une mère qui l’abandonne parce qu’elle refuse de le voir dériver vers la délinquance.
Dans ce monde où les manèges sont poussés par des enfants esclaves, rien ne tourne rond, et tout le monde tente de s’en accommoder. Par la liaison dangereuse entre Pedro et Jaibo, le récit dessine une succession d’impasses tragiques : chaque possibilité de rédemption est systématiquement sapée par le sort et les lois du milieu. On aura certes eu le temps de croiser un directeur soucieux de la réinsertion de cette jeunesse perdue en lui accordant sa confiance… mais il semblerait qu’on ne puisse pas avoir la même face au système.
Au cœur noir de ce monde, Buñuel dissémine quelques ébauches de poésie. Un bestiaire souvent volatile qui caresse la peau, jalonne les rues lépreuses et n’échappe pas toujours aux coups, en réponse au meurtre central. Mais c’est surtout la séquence onirique qui rappelle au spectateur les premières amours du cinéaste. Splendide par son éclairage et son rapport au temps, elle fonctionne autant comme une échappée qu’un prolongement au réel, virant rapidement au cauchemar, et annonce le funeste dénouement.
Radical, le récit ne s’embarrasse pas des canons pour remettre sur les rails une société de toute façon moribonde. Dans le final où convergent les protagonistes, c’est un ballet funèbre qui s’organise. La mère croise le cadavre de son fils porté par un âne avant qu’on jette son corps dans la décharge, décor ultime de ce conte noir et brillamment désespéré.