Le film se termine et immédiatement je le relance.
Naïvement je me dis que j'aurais plus de clefs en mains pour déchiffrer ce chef d'oeuvre.
Mais que nenni !
Lost Highway est un film noir au sens propre et figuré du terme car on y voit que dalle les 3/4 du temps. Je ne veux pas dire mais l'ampoule a été inventée en 1879, il serait peut-être temps de s'en servir au lieu de s'aventurer dans de long couloirs noirs sans fin.
Mais je passe outre car je n'ai jamais vu quelqu'un aussi bien filmer l'obscurité.
Il s'agit donc d'un thriller paranoïaque profondément dérangeant qui aborde des thématiques lourdes (mort, meurtre, folie, tromperie, rage, surveillance, enfermement).
Mais la façon dont il l'est réalisé accentue nettement ce sentiment de malaise.
Le cinéma de David Lynch est clairement reconnaissable ici :
- Déjà la maison du début du film est la sienne, c'est lui qui a designé les meubles, pensé à leur agencement. Il s'agit d'une ambiance parfaitement maitrisée très froide, les couleurs noir verni et rouge sont omniprésentes, l'espace est drôlement occupé. Il ne semble pas y avoir de vie dans cette maison. On observe le couple y vivre sans vraie connexion. Ils cohabitent dans cet espace avec ses couloirs sombres et ses espaces labyrinthiques. Cela peut être le reflet de l'esprit torturé de Fred (et du réalisateur au passage). Ce lieu est à la fois un sanctuaire et une prison. Un peu comme ses pensées, la maison est beaucoup plus torturée et infinie que ce qu'il veut croire.
- La photographie du film est parfaitement maitrisée, les décors sont sublimes, la scène du cabanon en feu est très envoutantes, et l'esthétique des acteurs est travaillée. Je me doute que David Lynch a une passion pour les bouches de femmes, symbole de sensualité, vus les gros plans répétés dessus.
- Ce petit coquinou a aussi un drôle d'entrain pour les narrations non linéaires, pour le plus grand bonheur de ses spectateurs.
- Il utilise une atmosphère onirique et surréaliste pour créer une expérience cinématographique qui défie la logique et les attentes traditionnelles. Les séquences de rêve, les jeux de lumière et de son, ainsi que la musique inquiétante d'Angelo Badalamenti, contribuent à cette ambiance unique. On retrouve aussi David Bowie et Ramstein qui ont vraiment leur place dans le film.
- Le film utilise des motifs circulaires, notamment les routes pour suggérer un cycle sans fin, qui peut symboliser l'impossibilité d'échapper à son propre passé et ses actions. La fin du film, laisse entendre que le cycle est destiné à se répéter.
Un point qui m'a intéressée dans ce film est la vision des femmes.
L'actrice principale joue deux rôles de femmes Renée et Alice. Elles sont opposées sur pleins d'aspects.
Renée semble soumise et peureuse alors qu'Alice est dominante, courageuse et assume de quitter l'homme qu'elle n'aime pas pour celui qui fait chavirer son coeur.
Dans les scènes de sexe Renée est "passive" alors qu'Alice est "active et entreprenante", elle est sur son partenaire et la lumière la montre contrairement à Renée dont on ne voit pas bien le visage lors des scènes de sexe.
Dans un cas la femme semble être "un objet", qui finit démembrée (c'est quelque chose qu'on fait à la rigueur avec un jouet, mais avec un humain c'est curieux quand même ...). Et dans l'autre on à affaires à une femme puissante, qui se sert du pouvoir qu'elle a sur les hommes : « You’ll never have me ».
Mais dans les deux situations la femme sert de validation à la masculinité des personnages. Donc en réalité dans les deux cas elles ont le pouvoir mais ne le savent pas toujours.
D’ailleurs la sublime musique "Song to the siren" n'est pas choisie au hasard à mes yeux. Déjà elle arrive dans les scènes intimes. Ensuite les Sirènes représentent de terribles séductrices, au chant si envoûtant qu'il mènerait à la perte les hommes qui y succombent.
Au final Renée Madison et Alice Wakefield peuvent être interprétées comme deux facettes d'une même personne. Elles incarnent toutes deux la femme fatale, jouant sur les désirs et les peurs des protagonistes masculins. Cette dualité renforce le thème de l'identité fracturée abordée tout au long du film.
Quant à l’interprétation du film deux options me viennent à l’esprit :
Et c'est là qu'arrive ma phrase préférée du film :
"I like to remember things my own way. How I remembered them, not necessarily the way they happened."
Dans un premier cas on peut voir Fred un mari frustré, impuissant, qui soupçonne sa femme d’avoir un amant. Il les tue sans s’en rappeler. Commence alors sa fugue dissociative. Il se retrouve dans une situation sans se souvenir comment il y est parvenu. Il est alors condamné à mort et va en prison. Le temps d’attendre la sentence de la chaise électrique doit être infiniment long, la fugue dissociative gagne alors en amplitude, et c’est là qu’on suit la vie de Pete et Alice. À de nombreux moments Pete a des maux de tête et fait des grimaces semblables à celles qu’on peut faire sur une chaise électrique. J'ai pas testé mais j'imagine que ça fait mal. D’ailleurs le choix du prénom Alice n’est peut-être pas un hasard. Le célèbre roman de Lewis Caroll a donné son nom à un syndrome rare, celui d'Alice au pays des merveilles. Les personnes touchées par cette maladie souffrent d'illusions visuelles, d'hallucinations auditives, de perception altérée de la vitesse et de leur propre corps. La transformation de Fred en Pete peut être vue comme une tentative de se réinventer, d’échapper à ses actions passées. Cependant, la persistance des mêmes thèmes dans les deux vies suggère que l’on ne peut échapper à son vrai moi ou à ses péchés.
Dans un second cas on peut se dire que le film a été monté à l’envers. Que Fred c’est la continuation de Pete. Que Pete a changé d'identité pour devenir Fred , pour échapper à ses actions passées. Dans la prison il se rappellerait de sa vie d’avant à sa propre manière et peut-être comment il aurait aimé être. D'où la phrase : "I like to remember things my own way. How I remembered them, not necessarily the way they happened.". Il aurait changé d'apparence, de nom, celui de sa copine (Alice puis Renée)pour échapper à Dick Laurent. D’ailleurs le film commence avec "Dick Laurent is dead". Le début c’est peut-être la fin. La fin d'une course poursuite et d'une guerre entre ces deux hommes.
Au final Lynch nous laisse dans l'obscurité la plus totale puisque peu importe notre interprétation, la non linéarité du récit fait qu'il est difficile de comprendre ce qu'il se trame. Les deux réalités cohabitent. L'œuvre de Lynch est intentionnellement ouverte, permettant diverses lectures et interprétations.