Ceux qui n'ont pas voyagé dans des contrées lointaines et inconnues ne peuvent se figurer la jubilation intérieure du voyageur qui s'opère lorsque celui-ci se retrouve arraché à son univers intime et connu, se retrouvant ainsi face à lui-même, esseulé, dans une ville immense qu'il ne connait pas et où tout lui parait étrange. C'est à ce moment là seulement que l'on mesure le sens de notre existence, dans cette errance, cette déréliction.


Et quelle ville mieux que Tokyo pour se perdre lorsqu'on est occidental, une ville où tout est étranger, qui ne fait que nous renvoyer à nous-mêmes tant elle n'offre que peu d'aspérités. Tout y est à mille lieux de nous. Lost in Translation : on ne comprend pas tout, ni du Japon, ni de sa langue, ni de ses habitants.


Et c'est ce que ressent Bob Harris - Bill Murray, excellent -, acteur américain quinquagénaire, qui se retrouve à Tokyo pour faire une campagne publicitaire pour un whisky. Il enchaine les tournages et les séances photos avec des réalisateurs dont il ne comprend pas un mot, qui vocifèrent, qui lui demandent l'incongru. Il se retrouve même dans un talk show japonais, moment de gêne extrême tant nos référentiels ne sont pas les mêmes en termes d'audiovisuel. Il veut partir, s'eclipser mais chaque matin on vient le chercher, le solliciter, lui offrir des présents, oppressant.


Charlotte - Scarlett Johansson, sublime et subtile - , est là parce qu'elle accompagne pour le travail son mari photographe. Charlotte s'ennuie comme cette jeune japonaise qu'elle croise dans un game center et qui regarde son copain jouer à guitar hero, le regard vide, sans expression. Elle flâne, elle erre, sans but. Elle attend quelque chose mais rien ne semble pouvoir rompre la monotonie.


Ils s'ennuient. Ils s'ennuient comme Maggie Cheung et Tony Leung dans In The Mood for Love, délaissés et abandonnés par leurs époux respectifs à leur sort, dans cet hôtel luxueux qui n'est qu'une petite bulle au milieu de la jungle tokyoite mais qui est aussi le lieu propice à la rencontre.


Les voilà embarqués dans des pérégrinations hasardeuses, traînés dans des restaurants, des bars, des karakoés, cotoyant cet étrange Japon bigarré et lumineux, ultra moderne et si iconoclaste. Sofia Coppola filme toujours l'ennui, l'errance, l'absence, ses thèmes de prédilection, avec une finesse inégalée mais ici elle offre aussi l'étrangeté, comme pour mieux isoler les protagonistes et les conduire à former un improbable couple. A l'image de cette escort qui vient dans la chambre de Bob, payée par l'entreprise de whisky et qui demande à Bob de lui arracher ses collants. Au début cette scène parait saugrenue et drôle mais devient chaque seconde un peu plus gênante et Coppola multiplie ces moments de gêne. Elle souligne ainsi merveilleusement le dépaysement, le fait d'être arraché à ses habitudes, d'être perdu, corps et âme. Nos deux personnages d'ailleurs ne trouvent pas le sommeil, incapables de s'adapter à ce décalage horaire et sont donc contraints de vivre à leur rythme, ce qui favorise la romance.


Comme Woody Allen, Sofia Coppola glisse ici une critique du conformisme, que l'on voit immédiatement dans les dialogues assez savoureux et bien sentis du film. Le mari de Charlotte hésitant et niais, l'actrice américaine qui se trouve dans l'hôtel à ce moment là et qui est une starlette potiche et inculte, incapable de prononcer le mot d'anorexie correctement, la femme de Bob, au téléphone ou par fax qui lui parle de moquette. Les personnages occidentaux sont tout simplement insupportables et agissent comme des repoussoirs pour les Bob et Charlotte. Ne leur restent qu'à affronter ce Japon d'apparence indicisible et finalement bienveillant, le Japon de nuit, le Japon de jour, les rues bondées, les restaurants, l'hôpital, la télévision. La découverte d'un pays, l'ouverture à autrui sont les prémices ici d'une idylle. Reste aussi à affronter l'autre et un peu soi-même. Souvent seuls nos personnages affrontent le silence. Tout alors se passe par des regards, regards que filme avidemment Sofia Coppola. Elle y capte les prémisses de l'amour et aussi de la nostalgie.


Le film est à la fois drôle et émouvant, tragi-comique, particulièrement nostalgique, nostalgie soulignée par la musique électro et rétro notamment Air. Le Japon n'est qu'un miroir, pourtant si différent, pour Bob et Charlotte. Ils sont confrontés à eux-mêmes, à réfléchir, à trancher, à aimer, à quitter. Certes cette histoire n'est qu'une parenthèse, le temps d'un voyage, une idylle furtive dans les couloirs d'un hôtel, un petit monde bientôt séparé. Bob repart, elle reste. Il hésite, il tergiverse mais finalement quitte le Tokyo et Charlotte qui semble ne former plus qu'un seul et même personnage lorsqu'elle finit par se perdre dans la foule tokyoite qui l'aspire à jamais et que Bob lui rejoint son taxi qui longue les grattes ciels saugrenus et colorés de la capitale japonaise. Il repart apaisé, retrouvé. Les voyages, je l'ai déjà dit, recentrent.


Restent alors ces belles images du Japon, souvenirs tenaces qui donnent follement envie d'y aller, comme ce plan où Bob joue au golf avec en arrière fond le mont Fuji, comme ces rues de Tokyo auréolées de lumière, et toutes ces coutumes que Sofia Coppola égrène, comme autant de miniatures japonaises, scènes de vie improbables, à mille lieux des clichés habituels. Tout dans ce film est fin, soigné, doux. On rit, on pleure, on attend, on passe d'une émotion à l'autre sans vraiment comprendre, aussi vite que les rues de Tokyo défilent. Le film est multicolore et bigarré, comme d'autres de Coppola (Marie-Antoinette), et son kaléidoscope offre pour le spectateur le sentiment véritable du dépaysement. Ne restent que les personnages, qui nous paraissent si familiers et leurs émotions qui sont dès lors bien plus puissantes serties par un écrin si incongru. Quand le monde devient incompréhensible, ne reste que l'émotion.


Que ce film donne envie de partir immédiatement se perdre dans les rues de Tokyo !

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le 7 déc. 2017

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Tom_Ab

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