Dernières strophes d’un poème qui refuse de s’éteindre
Louise, c’est la femme qu’on aperçoit de temps à autre au zinc du bar PMU ou dans la salle d’attente de l’assistance sociale. Défraichie, pas trop belle, toujours sous le même pardessus. L’œil fatigué par l’alcool, pense-t-on, dans lequel l’étincelle qui subsiste est surtout au profit des aboiements sur l’entourage.
Elle doit être menteuse, sur que vu son état, elle doit voler aussi.
Le regard acéré, les traits tranchants, elle a oublié les vertus du sourire. Elle est dans la merde, ça parait évident, et l’on se dit que ça doit être contagieux si on l’approche trop. Heureusement, elle ne fait jamais que passer, toujours dans sa bagnole, incapable de se poser.
Elle a tout plaqué, maintenant, il faut qu’elle assume, aussi.
Louise nous apparait dans un fragment du réel tout branlant et étroit : un rétroviseur. C’est un regard qui s’efforce de se concentrer sur une destination qui n’advient pas, tant les ronds-points sont nombreux et les demi tours constants. La vie de cette femme est indexée sur sa voiture, qu’elle occupe pour tenter de recoller les morceaux d’une existence parcellaire et constellée d’abimes : un mari qui a refait la sienne, une fille incapable de la voir sans s’effondrer en larmes, des amants qui voudraient parler.
Parler : voilà bien la dernière chose à faire. C’est l’assistance sociale qui s’en charge, et c’est un enchainement vain de mots qui ne cesse de dire la même chose : on n’a pas d’appartement pour vous. Parler, c’est pour entériner la misère et la précarité, pour mettre un chiffre sur les affaires qu’elle met au clou.
Pour vivre, il y a l’au-delà des mots : la musique, l’ivresse, la baise, la danse, dernières strophes d’un poème qui refuse de s’éteindre, braises disséminées dans le ciel livide d’une existence au bord du gouffre.
A l’étroitesse du monde, un coffre où dormir, un garage où entreposer ce que fut sa vie, les toilettes du bar pour se laver, Louise répond par l’échappée.
Je suis une femme, ne cesse-t-elle de clamer en silence lorsqu’elle arrange ses cheveux, lorsqu’elle passe les doigts sur ses cernes, autant pour en essuyer les larmes qu’en rehausser la féminité.
La voiture démarre de plus en plus mal, l’huissier pourrait la saisir. Chaque départ est une angoisse, mais le mouvement se maintient. Et sur la route, quelques étoiles filantes de solidarité, un petit monde muet de soldats du bien.
Louise semble s’en sortir, obtient son appartement, et surtout, dans le dernier plan, a cédé le volant. Ce n’est pas tout, mais ce n’est pas rien. Mais la victoire est ailleurs. C’est celle d’un cinéaste qui nous a bouleversés pour les hoquets d’un démarrage, qui donne à une tour de HLM la force émotionnelle d’un final Hollywoodien ; qui a contribué à un échange unique et rare, toujours sur le fil, entre la dignité d’une femme et l’empathie d’un spectateur qui souhaitait tout sauf la connaitre.
Cette chronique est dédiée à Mrs Chan, une des grandes représentantes de l’élégance féminine sur SC.