Au petit jeu des chiffres et des records, c’est Vincent van Gogh qui cumule le plus grand nombre d’œuvres cinématographiques faites en l’honneur de peintres passés depuis à la postérité. Francis Bacon, lui, eut droit à son "biopic" en 1998 avec ce film de John Maybury (ancien disciple de Derek Jarman) dont la production et la réalisation furent vu d’un mauvais œil par l’establishment artistique anglais (on refusa à Maybury l’accès aux peintures de Bacon). Cette interdiction fut, contre toute attente, une sorte de libération pour Maybury qui dut se montrer plus inventif pour retranscrire à l’écran le monde visuel et tourmenté de Bacon.
Le film n’a, quoi qu’il en soit, pas vocation à décrire précisément la façon dont Bacon s’ingéniait à peindre et à créer (deux ou trois scènes seulement le représentent en plein travail dans le foutoir indescriptible qu’était son atelier de South Kensington). Se basant principalement sur la relation entre Bacon et son amant George Dyer (petit malfrat sans envergure qui deviendra sa muse), de leur rencontre en 1963 jusqu’au suicide de Dyer en 1971 alors qu’allait s’ouvrir la première rétrospective Bacon au Grand Palais, Love is the devil s’éloigne clairement d’une biographie classique au profit d’instantanés, de fragments, d’une "étude pour un portrait" (tel que suggérée par le sous-titre du film), envisageant de fait une approche plastique et narrative qui ne cherche jamais à délivrer une représentation idéale, et surtout exhaustive, du peintre.
Certes, Maybury met en exergue quelques faits notoires et marquants de sa vie (les influences, les ébats sadomasochistes, les nombreuses beuveries au Colony Room avec Muriel Belcher, Isabel Rawsthorne, Henrietta Moraes, John Deakins…), quand d’autres sont volontairement laissés de côté (l’enfance difficile à Dublin, les années de bohème à Paris, les débuts compliqués…). Mais il s’attache avant tout à évoquer la relation d’abord un rien banale, puis destructrice, entre Bacon et Dyer dont il aura presque vampirisé l’âme, dépossédé le corps à travers ses tableaux et exacerbé les démons intérieurs (tout comme son addiction à l’alcool et aux drogues) jusqu’au point de rupture, fatal.
Le film, très stylisé (belle photographie de John Mathieson et belle musique de Ryūichi Sakamoto), reprend à son compte les figures les plus caractéristiques de ses toiles, mais en les réduisant trop simplement à leur fonctionnalité esthétique ou à leur violence, en les privant de leur sens profond et multiple. Maybury les intègre ainsi aux décors (ampoules nues, fonds unis, lignes et structures…), dans la déformation des corps et des visages (vus à travers des vitres, dans des miroirs ou autres surfaces réfléchissantes), dans l’agencement des plans (souvent dédoublés ou composés en triptyque) ou dans des visions cauchemardesques de créatures ensanglantées.
Et pour pouvoir incarner une telle personnalité, il fallait un "monstre". Il fallait un monstre sacré. Malcolm McDowell fut le choix initial de Maybury mais, bien qu’emballé par le projet, l’acteur d’Orange mécanique et de Caligula se désista au dernier moment. Ce fut donc Sir Derek Jacobi, grand acteur de théâtre et, lui aussi, très enthousiaste par rapport au scénario, qui le remplaça au pied levé. Son interprétation magistrale, face à un Daniel Craig alors tout jeunot dans l’un de ses premiers grands rôles, contribue amplement à la réussite de ce film bancal et singulier, autant d’ailleurs que sa ressemblance avec Bacon, d’une évidence saisissante et parfaitement troublante.
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