Les courts métrages des Frères Lumière sont connus : ils habitent l’imaginaire collectif, tout le monde connaissant L’Arrivée d’un train en gare de La Ciotat, les Sorties des Usines Lumière ou L’Arroseur arrosé. Mais lorsqu’on se remémore qu’ils tournèrent ou produisirent 1422 films, la curiosité s’affute.
Thierry Frémaux en propose ici 114, en version restaurée et organisés en chapitres thématiques : en somme, l’équivalent pour l’histoire du cinéma des grottes de Lascaux. Il est évidemment profondément émouvant de voir cet alignement de premières fois : premier plan fixe, premier jeu maladroit et outrancier des personnages à l’écran, premier regard caméra, premiers travellings (sur une gondole, sur l’ascenseur de la Tour Eiffel, un bateau sur la Seine), premier film de famille, reportage publicitaire ou document touristique.
Frémaux, qui a probablement vu chaque film des dizaines de fois et opéré la sélection, commente amoureusement ces petits joyaux en nous rendant attentifs à un détail invisible, la magie de la composition ou la pertinence du cadrage pour un film qui, en 50 secondes, doit capter de la façon la plus pertinente possible les mouvements, les événements et, le plus souvent, la vie quotidienne de la fin du XIXème siècle. Car l’intérêt dépasse effectivement la dimension purement archéologique en ce qui concerne le cinéma, ou le témoignage inestimable pour les historiens. La restauration des films rend justice à un appareil, le cinématographe, qui génère des images tout simplement superbes, d’une netteté et d’une profondeur de champ impressionnante. La rivalité est très nette avec la peinture, dans des tableaux variés, une inondation à Lyon, une file de chasseurs alpins sur un glacier, des chameaux passant devant le Sphynx ou une mère agitée portant un frêle esquif.
La diversité de sujets montre aussi comment la simple prise de vue, attraction en soi, gagne progressivement en ambition, nous donnant à voir les travailleurs, les enfants du monde entier, le colonialisme ordinaire (terrible scène où des bourgeoises endimanchées lâchent par poignées des pièces à des enfants d’Indochine qui grouillent au sol pour les ramasser), la fourmilière d’une époque encore insouciante où le progrès technique laisse tous les espoirs quant à l’avenir, notamment dans les séquences consacrées à l’exposition universelle, sur un trottoir mécanique à deux vitesse. Et Frémaux de rappeler que « le premier personnage de l’histoire du cinéma, c’est la foule, c’est le peuple ».
Instantanés magiques, aux origines de tout ce qui suivit, faisant de Lumière « le dernier des inventeurs et le premier des cinéastes », et dont Henri Langlois résuma merveilleusement la portée : « Il fut un temps où le cinéma sortait des arbres, jaillissait de la mer, où l’homme à la caméra magique s’arrêtait sur les places, entrait dans le cafés, où tous les écrans ouvraient une fenêtre sur l’infini. Ce fut le temps de Louis Lumière. »