Immersion au cœur (ou plutôt dans les tripes, aurait-on envie de dire) d'une immense usine textile en Inde, au plus près des ouvriers qui font tourner cette machine infernale qu'on dirait sortie d'une fiction post-apocalyptique. Rahul Jain parcourt les couloirs sombres et humides de cet enfer mécanique baignant dans un cocktail de produits chimiques qui servent à colorer et traiter les rouleaux de tissu, eux-mêmes débités en apparence à l'infini par d'autres machines. Nullement besoin d'en faire trop (que ce soit dans le montage, dans la bande son ou dans les portraits) : la caméra avec ses gestes lents et parfois panoramiques capture naturellement et instantanément la vie de ce microcosme plongé dans une nuit permanente. On a tout de suite la sensation d'évoluer dans les boyaux d'un monstre, à la rencontre de nombreuses personnes qui s'affairent dans ce dédale de corridors et de salles obscures dans un magnifique renversement de perspectives : on a vraiment l'impression que ce sont les hommes qui font vivre l'usine et non l'inverse, au creux d'un processus déshumanisant d'une intensité hallucinante. La beauté des images aide grandement en ce sens, que ce soit dans les gerbes d'étincelles qui s'échappent des immenses fours et qui illuminent l'obscurité ou dans ces chaînes interminables qui voient passer des nappes sans fin de tissus le long des différentes étapes de coloration. La photographie est d'une austérité et d'une pénétration toute deux incroyables.
Et bien sûr, toute l'exploitation sous-jacente de ces hommes (parmi eux des enfants) qui travaillent douze heures par jour dans des conditions inimaginables. Comme une plongée dans une ère pré-industrielle insoupçonnée, comme si cette usine représentait au XXIe siècle l'exploitation des mines du XIXe siècle. Le langage visuel est à la fois très simple, épuré, et très fort, extrêmement percutant. Quelques témoignages de travailleurs permettent de dessiner les contours de leurs conditions, entre ceux qui ont fait des milliers de kilomètres pour venir travailler ici, expliquant qu'ils n'ont jamais rencontré le gérant (alors que le gérant observe toute l'usine avec ses caméras de surveillance), et les enfants qui espèrent prendre de l'avance en commençant à travailler aussi jeunes. Juste quelques éléments de contexte pour donner à ces images surréalistes, qu'on croirait tirées d'un film de science-fiction, une base très concrète. L'espoir de certaines personnes interrogées est presque aussi sidérant que les conditions de travail dans cet enfer chaotique et pourtant ordonné. Entre le cliquetis constant des machines, le déroulement sans fin du textile qui inondera les magasins du monde entier et ces innombrables couloirs au détour desquels on peut parfois apercevoir des gens assoupis sur des monticules de tissus, on ne compte plus les motifs qui graveront durablement la rétine.
Quelques illustrations ici : http://www.je-mattarde.com/index.php?post/Machines-de-Rahul-Jain-2016