Qualifier un film de virtuose est une facilité. Derrière ce qualificatif se cache tout le champ des possibles de l’éloge formaliste. En ce qui concerne Ophuls, le terme n’est pas galvaudé. On ne peut qu’être ébloui par l’élan qui traverse tout son film (et qui impressionnait déjà dans Le Plaisir) d’autant plus intéressant qu’il s’accompagne d’une réflexion très poussée sur son sens et le propos qu’il véhicule.
Le mouvement continu, issu de superbes plans-séquence et de panoramiques constants, dit avant tout la frivolité et la protagoniste, aristocrate insouciante et dépensant sans compter, en coquetterie comme en flirts. De nombreuses scènes de bal, enjouées et enivrantes, illustrent à merveille une vie de douce et insouciante débauche, brillante et baroque. Les transitions entre les scènes, très visuelles, sont une véritable orfèvrerie : les rideaux qu’on ferme (cette séquence extraordinaire de l’aveu amoureux par le comte filmée de l’extérieur, durant laquelle il clôt une à une les fenêtres, écho inversé de notre voyeurisme dans la non moins splendide ouverture de La Maison Tellier dans Le Plaisir…), la harpe qu’on enveloppe de son étui pour fondre au noir, ou la lettre passant de son rédacteur à sa lectrice avant de finir, déchirée, comme autant de flocons de neige à l’extérieur du train.
A ces mouvances s’ajoute une donnée de taille, la structure du récit, extrêmement élaborée et littéraire. Le motif du va-et-vient, entièrement cristallisé autour des fameuses boucles d’oreilles qu’on va vendre et acheter cinq fois, détermine toute la progression de l’intrigue. À de nombreuses reprises, l’hésitation et le retour vers le point de départ sont soulignés, que ce soit avant d’ouvrir un tiroir, dans les ordres donnés au fils du joaillier, de Nounou… Tout, dans ce film, est pensé et maitrisé, rattaché au sens général, à savoir une fuite vers l’avant pour laquelle on croit toujours, à tort, qu’un retour en arrière sera toujours envisageable.
Car le véritable enjeu du film dépasse l’ivresse de sa forme initiale. Progressivement, les transactions autour des boucles d’oreilles se parent d’une épaisseur insoupçonnée. Le clinquant fait place à l’émotion véritable, et le fétichisme succède au plaisir vain de la richesse, jusqu'à considérer comme reliques d’un véritable amour ces bijoux, sur l’autel d’une vierge qui pourrait conférer la grâce à la coquette, qui affirme : « La femme que j’étais a fait le malheur de celle que je suis devenue ». Le film suit l’éveil à l’humanité et la fragilité d’une femme qui commence par dire, pour s’en convaincre « Je ne vous aime pas », répété à l’envi pour conjurer une fatalité dont personne n’est dupe. Les personnages, tous d’une complexité vraiment inédite dans un film commençant comme un vaudeville et pouvant virer vers le mélodrame, génèrent une fascination comme seuls les grands romans en semblent capables. Le général et son besoin de la possession (en achetant quatre fois les bijoux, par l’humiliation qu’il fait subir à sa femme), le comte par son endurance dans sa conquête, puis sa dignité et son renoncement, et Madame de…, enfin qui finit comme une héroïne tragique quand tout la destinait à finir ses jours dans une frivolité anesthésiante.
Plus il devient intense, moins le film montre. L’amour véritable, apogée du récit, est symbolisé par un bijou qui en signifiait initialement l’inverse ; la mort qui l’achève est un sommet de retenue et de pudeur, et atteint ici les sphères les plus intenses de l’analyse psychologique auxquelles nous ont déjà initiés de grandes héroïnes comme la princesse de Clèves.
Baroque et classique, donc. Un tour de force mémorable et d’une rare modernité.
Présentation détaillée et analyse en vidéo lors du Ciné-Club :
https://youtu.be/CKePGAPIqts