Dialectique de la maîtresse et de l'esclave

La plus belle scène, dans un film constamment placé sous le signe de la recherche esthétique et de la beauté, est peut-être celle de la fuite des deux jeunes femmes, le moment où elles parviennent à s’échapper de leur palais-prison – et dans cette séquence ouverte sur un extérieur sans limites, ce ne sont pas forcément les images de la fuite, dans la barque sur l’eau baignée de vapeurs vagues ou dans le train et ses fumées, certes très belles, qui demeurent les plus frappantes, mais plutôt l’instant précis où elles s’échappent, où elles franchissent la barrière constituée par les panneaux coulissants de bois et bambous, formés par ces croisillons que l’on retrouve dans tous les intérieurs asiatiques, qui enferment les personnages, qui ici donnent sur d’autres panneaux coulissants, qui s’ouvrent et qui s’ouvrent – sur l’extérieur, le jardin, le monde et la liberté.


Mademoiselle est d’abord un film parfaitement asiatique – au point que l’on oublie immédiatement que le film est adapté d’un roman britannique. Mais ici l’Asie se révèle très complexe – car au-delà des affrontements et des alliances qui s’organisent autour des personnages, le récit est aussi celui de l’affrontement historique, obsessionnel chez les réalisateurs coréens, entre la Corée et le Japon. Le recours, inédit sans doute, à deux couleurs pour la traduction des dialogues, une pour le coréen, une pour le japonais est essentiel – et il est sans doute dommage que le spectateur français ne puisse pas être parfaitement sensible à cette opposition irréversible.


Film parfaitement asiatique donc, jusque dans les détails les plus infimes, les objets ritualisés, et finement détournés comme les boules de geisha, les décors et les costumes, ainsi de ces longues robes plus que serrées et qui contraignent les femmes quand elles veulent accélérer le pas (ou fuir …) à de tous petits pas très rapides, autre marque de leur liberté très restreinte ; ou encore, évidemment, toutes les références culturelles, jusqu’aux plus clandestines, celles du pinku eiga et des films érotiques nippons ou celles des estampes érotiques, les célèbres shunga produites jusqu’au début du vingtième siècle, si prisées et si cotées, qui constituent dans Mademoiselle l’essentiel du fonds de la grande bibliothèque et le support des récits érotiques (là encore énoncés dans la plus imagée, la plus poétique et la plus torride des langues) proposés par la jeune princesse aux notables des environs – avec une mise en scène très sobre, l’immobilité absolue de la lectrice, pouvant tourner aux effets les plus soudains, ainsi par exemple avec l’intervention plus que saisissante d'un mannequin.


L’orient extrême, donc, jusque dans les détails les plus infimes, mais un orient également ouvert aux influences occidentales, à l’image de l’immense manoir et de ses trois corps de logis, japonais, coréen et britannique. Mademoiselle établit sans doute une manière de passerelle entre Nagisa Oshima et Kim Ki-Duk, mais il peut aussi évoquer de multiples autres références – qui ne sont d’ailleurs pas des références, le génie de Park Chan-Wook, est de parcourir par l’universalité de ses thèmes et la particularité de leur traitement toute l’histoire du cinéma. On pourra ainsi songer, sans que cela soit totalement déplacé, à une thématique importante du Nom de la rose – celle de la grande bibliothèque et de ses espaces interdits, de ces livres infiniment précieux, mais aussi du livre sacrilège (ici à entendre au pluriel) et qu’il faudra détruire …


C’est après coup que l’on réalise que Mademoiselle est aussi, à l'inverse, un film de réconciliation et un film profondément féministe. On peut procéder par éliminations successives. Le maître, le seigneur des lieux (ou l’imposteur), celui qui possède la fortune (détournée), les femmes, le manoir et ses servantes, les livres est en réalité le jeu, la dupe des trois autres. Il est très rapidement hors-jeu et sa réapparition finale est assez misérable. Le quatuor devient rapidement trio, et le trio apparent va plus lentement certes perdre son second élément masculin, trop sûr de lui et de ses mensonges, pour se transformer en un duo exclusif. Mademoiselle va, progressivement, subtilement mais irrésistiblement opérer un renversement des forces. Les hommes ont le pouvoir, ils possèdent tout, jusqu’au pouvoir de renverser au profit d’un autre l’ordre établi à force d’intrigues et de manipulations. Les femmes , l’esclave comme la maîtresse (mais ici le mot n’est qu’illusion, face au maître celle-ci n’a pas plus de pouvoir qu’aucune de ses esclaves) sont soit le moyen soit la cible de ces manipulations. Les hommes ont le pouvoir mais ils ne peuvent l’exercer que de la plus primaire des façons, à partir d’intrigues aux fils très épais. Une des figures de style les plus adroites du film est le travail opéré sur la profondeur du champ – où souvent se cache (quand ce n’est pas dans le hors champ) un personnage qui observe, qui guette, qui surprend. Or ce rôle est toujours dévolu aux femmes, les hommes occupant toujours l’avant-scène, certes immédiatement exposée, mais toujours susceptible d’être troublée par ce qui se passe en arrière-plan et qui risque de leur échapper. C’est dans cette dissimulation et dans ces arrière-plans que les deux femmes oeuvrent, d'abord inconsciemment, à leur libération. Et si l’approche des hommes, celle des corps, se fonde toujours sur une espèce de brutalité immédiate, fruste, sommaire et primaire, celle des femmes infiniment plus subtile et plus raffinée finira évidemment par l’emporter.


Et Park Chan-Wook parviendra à dépasser sa thématique obsessionnelle de la vengeance (celle des personnages entre eux, celle des classes sociales aussi ou encore celle de la Corée face au Japon) – à travers la résolution des conflits par le sexe et par l’amour. Catharsis.


Park Chan-Wook réalise, comme toujours, une grande mise en scène, magnifiée par un travail assez magistral sur la forme – où il serait assez vain d’énumérer les multiples figures de style comme la recherche constante d’une symétrie parfaite, les longs déplacements dans le labyrinthe du manoir, le jeu (déjà évoqué) sur la profondeur du champ, les travellings optiques plus que rapides permettant les confrontations et les déplacements les plus saisissants, le jeu sur les couleurs, du camaïeu de brun initial en terre coréenne aux couleurs très sombres des intérieurs du manoir et jusqu’à l’éblouissement lumineux de la fuite …


On peut aussi (mais rien n’est moins sûr) trouver des failles dans cette façon de procéder, et trouver encore que le réalisateur finit par retomber dans ses excès et dans ses travers.


On peut ainsi s’inquiéter des nombreuses ellipses, des sauts constants dans la narration, qui perturbent toute la première partie (centrée sur la servante), en menacent la cohérence – jusqu’à sa conclusion, sur un twist très surprenant. Mais on peut aussi penser que ces trous narratifs, comblés dans la seconde partie (centrée sur la maîtresse), souvent d’ailleurs par la découverte du hors champ, qui donne un tout autre rôle aux observateurs et une tout autre orientation à l’intrigue, sont non seulement volontaires mais d’une redoutable efficacité – dans les manipulations, les twists (un seul twist en fait, mais bien tordu et à rebonds) qui fondent non plus sur les personnages mais surtout sur le spectateur. Dans cette perspective, le risque de perdre ce dernier (très réel au début de la seconde partie et d’un long flash-back) est ainsi largement compensé par le plaisir des éclaircissements, qui finissent par se dévoiler (lentement certes, c’est encore mieux) et apporter au récit une fluidité de plus en plus évidente.


On peut encore s’inquiéter de la durée excessive du film, une fois surtout que tous les éléments ont été posés, repris, et posés à nouveau (la troisième partie pourrait ainsi correspondre à la synthèse de la fameuse dialectique hégélienne, mais en bien plus sexuée) et s'inquiéter surtout du retour de Park Chan-Wook à ses vieux démons, et à une surenchère où il finirait par oublier toutes la finesse, toute la subtilité des préliminaires. La première scène profondément érotique, plus que troublante entre les deux femmes se déroule autour d’une baignoire et presque exclusivement à travers un massage de dent. Les scènes suivantes, bien plus explicites (et malgré un des plus beaux 69 de l’histoire du cinéma) ne retrouvent plus, à aucun moment, cette force initiale. De même la scène de torture finale peut sembler très gratuite et très inutilement éprouvante, autant pour le spectateur que pour les personnages. Mais en réalité elle renvoie à la thématique essentielle du film, c’est une nouvelle façon de marquer cette opposition entre la brutalité primaire et finalement très vaine des hommes face au raffinement des femmes qui dans le même temps s’adonnent à des jeux infiniment plus évolués. Et Park Chan-Wook, tout en entrant dans l’excès et la démesure (qui à l’évidence font partie de son identité, de sa singularité, lui sont presque consubstantiels) … finit par retomber sur ses pieds.


On comprend alors que les réserves qui avaient pu naître pendant la projection finissent par s’estomper après coup, et plus encore dans les jours qui suivent quand les images reviennent, s’assemblent à nouveau et quand une réelle profondeur vient s’accorder à l’impression première de beauté. Mademoiselle est, probablement, un film qui s’apprécie encore plus après coup – et plus encore sans doute à une nouvelle vision …



Mademoiselle, j’ai des secrets,
Des choses que je sais, que je tais …


pphf
8
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le 8 nov. 2016

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