La révélation d'une perversité profondément humaine, la revanche sur la vie dans un élan de liberté, la manipulation par le langage de la chair comme des mots. Autant de thèmes qui caractérisent Mademoiselle. Mais comme avec la majorité de ses films, Park Chan Wook célèbre avant tout la victoire des sentiments sans jugement aucun. Dans JSA ils avaient raison du poids de l'Histoire par l'amitié de quatre soldats que tout séparait. Avec Old Boy, PCW peignait cette folie vengeresse du cœur, ne faisant qu'un avec la soif de vie et transcendant ainsi les liens du sang. Il n'est donc pas surprenant qu'avec Ahgassi, ce soit l'Amour dans tout ce qu'il a de plus malsain mais aussi de plus pur qui l'emporte.
Cette passion aussi magnifiée qu'aliénante de perversité, PCW l'instaure dans la totalité de son film. Si elle surgit par l'usage d'un simple gant ou à la lecture d'un livre, elle est avant toute chose éclatante de violence par la savoureuse écriture et interprétation des personnages de Hideko (la fameuse Mademoiselle) et de Sookee (servante dévouée de tout son être). Promise à son oncle dont la puissance n’a d'égal que son obsession des fictions charnelles, la jeune et somme toute innocente Hideko s'avère être la victime de choix pour les manipulateurs que sont Sookee et son complice le Comte. Mais comme souvent avec notre réalisateur, il est aussi question de jeu de rôle dans lequel les apparences ne se lassent jamais de tromper notre regard de sorte que si PCW s'amuse avec ses personnages, le spectateur tantôt complice tantôt dupé devient lui aussi poupée manipulable. Une perversité des personnages que l'on retrouve ainsi dans la démarche pleine de vice et de malice du réalisateur mais également chez le spectateur jouissant de son statut d'observateur dans ce thriller érotique.
Car Mademoiselle se caractérise d'abord par la volonté de PCW de toujours plus expérimenter. Moins de violence physique (quoique), un cadre historique fort, un tandem féminin en tête d'affiche, et surtout une réalisation toujours plus poussée. Avec un conte comprenant autant d'histoires que de protagonistes, notre réalisateur nous propose trois parties se complétant au fur et à mesure de manière quasi mécanique mais toujours cohérente. Et si le récit se dévêt sous nos yeux peu à peu, la vérité se substituant à notre imagination, le film ne sombre jamais dans la vulgarité en se gardant de trop en montrer. Chose permise par un découpage et une narration parfaitement maîtrisée, alternant points de vus et époques malgré un arc final qui peut légitimement décevoir.
Ce qui en revanche aura du mal à diviser, c'est bien la virtuosité de la mise en scène. Elle enjolive la nature et ses champs salvateurs, elle embrasse l'onirisme d'un cerisier mortuaire, véhicule la folie d'une bibliothèque à l'encre vénéneuse, pénétrant les chairs comme les cœurs. On a véritablement une obsession du détail que PCW exploite sans retenue mais non sans maîtrise. De l’insignifiance d'un bijou à l'organisation maladive des intérieurs, rien n'est hasardeux. Une réalisation qui ne cesse d'impressionner durant tout le film, variant les influences culturelles, les époques et les lieux. Jouant sur les dynamismes liés à la disparité des regards et des personnalités.
Une mise en scène baroque de la perversité que PCW choisit habilement d'établir lors de colonisation japonaise de la Corée. Période synonyme d'incarcération pour toute une population, d'union bâtarde entre deux cultures sous le signe de la domination. Un entre deux mondes où les langues se mêlent, où les cultures se croisent à l'image de cette demeure perdue dans la nature mais vers laquelle le courant tente de se frayer un chemin, unissant de manière presque anachronique une architecture occidentale à la culture japonaise. Dans Mademoiselle, autrui fascine, autrui est source de désirs, tels ces innombrables livres collectionnés par delà les mondes étrangers et les époques qui envoûtent et obsèdent les hommes.
Dotée d'une partition absolument sublime (voici le lien), rivalisant avec celle de Old Boy, Park Chan Wook magnifie tout ce qu'il filme. Exit les questions du bien ou du mal qui ne sont finalement que jugements de valeur. Il n'y a que humanité chez ce réalisateur, une humanité dans toute sa décadente grandeur. C'est en effet ce qui le passionne, saisir les sentiments, beaux par leurs forces aussi dévastatrices que libératrices. Séduction et manipulation n'étant que les conséquences logiques des pulsions dominantes chez les individus.
Pour capter l'essence même de cette humanité nécessairement perverse, PCW use avec talent de ce palais, antre des désirs. Ce dernier incarne structurellement l'artifice et le mensonge. La porosité des murs, le carreau d'une fenêtre ( cause de tous les maux dans Old Boy), le troue d'une porte, les branchages d'un jardin sont autant d'éléments qui font de ce lieu une prison des regards où toute intimité est impossible. Si rien n'échappe à la caméra, rien n'échappe aux yeux des personnages, constamment dépendants des apparences. Un huis clos comme lieu de souffrances, de domination masculine où la violence est reine. Le rang comme la langue sont aussi synonymes de servitudes. Hideko est prisonnière du japonais, Sookee de son analphabétisme. Les deux femmes restant bien faibles face aux désirs des hommes comme face à leurs propres désirs. Si les formes d'incarcérations sont multiples, la plus forte reste bien la passion.
Cette même passion qui dessine les traits de nos héroïnes sous la lumière pure de la lune. Pourtant rien n'est jamais si clair. Souffrance et plaisir sont des sentiments si peu éloignés. Une frontière infiniment délicate qui était déjà au cœur du dernier film de Verhoeven. Ainsi la corde pour se pendre devient outils salvateur tombeur des masques, les billes de tortures réutilisées comme source de plaisir non sans humour. Le corps ne ment pas, tout comme le coeur. Et si la passion aliène, elle élève aussi. Mademoiselle reste en effet une histoire d'amour démontrant que s'il y a bien domination, elle va au-delà d'une confrontation des sexes comme d'une opposition sociale car la passion n'a que faire de ces questions. Encore une fois PCW filme la puissance des sentiments, clamant haut et fort son acceptation de la perversité car elle est le propre des êtres et ce indépendamment de notre volonté. Nous en sommes tous les victimes, quelque soit notre condition.
Dès lors qu'est ce que Mademoiselle sinon une déclaration d'amour à l'Amour ? Le tout non sans une certaine légèreté. Car de la gravité ambiante se dégage alors une naïveté des plus touchante. De simples petits gestes, quelques regards, et en définitive une grande et intense histoire d'amour au cinéma.