S’il fallait définir l’intensité incommensurable des préliminaires et la supériorité du désir sur son contentement, Mademoiselle en serait un exemple éloquent. Explorant, comme à son habitudes, les sentiers retors de la séduction, de la manipulation et de la vengeance, Park Chan-Wook fait à la fois montre d’une ambition nouvelle et d’un certain emprisonnement dans ses obsessions de prédilection.
L’ambition se situe sur le plan visuel qui atteint une indéniable maturité. En quittant pour la première fois l’époque contemporaine, le cinéaste opère un travail colossal sur la photographie et la reconstitution. Toute l’exposition qui permet la découverte d’une demeure colossale et de l’opulente richesse de la Demoiselle éponyme, riche héritière qu’il s’agit d’épouser avant de la spolier, occasionne ainsi un fantastique éventail des matières (les étoffes, le papier des cloisons, les bijoux) et des espaces que seule l’Asie sait à ce point organiser ; un trio mensonger se met en place dans lequel les places sont toutes réversibles : la demoiselle, poupée de sa femme de chambre, elle-même au service d’un prétendant vénal, intrigue aux multiples strates dont de nombreux flashbacks nous distillent progressivement les secrets. On observe, on épie, on écoute : toutes les cloisons de ce palais sont poreuses, et, du sous-sol aux draps, les soupirs eux-mêmes ne peuvent être que des masques supplémentaires.
Toute la première partie, sur les trois que compte le récit, est éblouissante : vénéneuse, sensuelle, elle emprisonne les personnages dans des tableaux anxiogènes comme le faisait Kubrick dans Barry Lyndon, et se permet quelques incursions du côté du dilettantisme des nantis, sur le modèle des catalogues de possessions qu’on pouvait croiser dans le Marie-Antoinette de Sofia Coppola. La voix off, murmurée, ajoute au double discours permanent, et l’esquisse d’une intrigue amoureuse sincère – un inévitable dans de telles intrigues, proche des Liaisons dangereuses – vient densifier les visages d’une aura nouvelle.
Le twist assez saisissant qui ouvre la deuxième partie nous propose une écriture sur le modèle du Rashomon de Kurosawa : il s’agira dès lors de revisiter le récit depuis un point de vue nouveau : l’exercice est ludique, et permet surtout, dans un premier temps, l’accès à un nouvel espace, celui de l’enfance de Mademoiselle, et de la personnalité perverse de l’oncle, maître des lieux, focalisant son désir sur la lecture d’ouvrages pornographiques mis en voix par sa nièce. Nouvelle exploration du désir, à l’état de fiction, au fil de superbes scènes, tout à la fois désincarnées par une plastique superbe (la scène du mannequin de bois, les fantasmes SM des auditeurs…) et d’une sensualité trouble dans les inflexions de la liseuse, aussi éteinte soit-elle par son visage marmoréen. (À ce sujet, il est absolument primordial de voir le film en VO, par ailleurs sous-titré en deux couleurs pour nous permettre de reconnaître lorsqu’on parle coréen ou japonais). Le regard des notables sur la jeune fille en performance, ce désir d’accès à une autre dimension du désir sans qu’on puisse briser le glacis d’une cérémonie rappelle les atmosphères vénéneuse d’Eyes Wide Shut, et conforte encore davantage l’assise d’un film décidément impressionnant.
On pourrait, si tant est qu’on ait l’occasion de briser la force hypnotique de l’œuvre, se surprendre à se rappeler que tout cela peut paraître bien sage au regard de ce dont nous a gratifié Park Chan-Wook jusqu’à présent.
Et c’est là que ses démons se réveillent.
À mesure que le film, qui dure près de 2h30, dévoile ses twists et clarifie la position des personnages, le charme qui résidait sur le mystère et le non-dit tend à s’étioler. Les personnages perdent de leur pouvoir de fascination plus ils se dénudent, ou plus leur violence s’affirme : la séquence de torture, totalement inutile, en est un exemple assez triste.
Mais c’est surtout sur la sensualité que l’effet est dévastateur.
Le film comporte quatre séquences d’amours saphiques, dont l’explicite et la crudité vont croissant. Et c’est, de très loin, la première séquence qui l’emporte, un moment absolument renversant où il ne s’agit pourtant que de polir une dent. Mais la lenteur, l’ambiguïté et les silences de cette scène sont d’une maîtrise totale, parce qu’elle contient un inaccessible, pour les personnages comme le spectateur. Ses déclinaisons suivantes ne cessent de l’appauvrir, jusqu’à un final en forme de porno soft à la lisière du ridicule, qu’on pourrait presque trouver dans les Nuances de Grey.
Certes, il en faudrait davantage pour faire sombrer toute l’édifice. Mademoiselle semblait parti pour explorer les arcanes du désir, et ne se révèle finalement qu’un thriller. De luxe, certes, et au service duquel la forme est souvent virtuose, ce qui, en somme, ne fait qu’accroître notre propre frustration.
(7.5/10)