Malcolm & Marie
6.7
Malcolm & Marie

Film de Sam Levinson (2021)

Voir le film

« Ce n'est pas une histoire d'amour, c'est l'histoire de l'Amour ». Voilà ce que disait, de manière un peu pompeuse, la tagline de la bande annonce du nouveau film de Sam Levinson disponible en exclusivité sur Netflix depuis ce vendredi 5 février. Une manière très actuelle de catégoriser les œuvres et les réduire à des formules chic et choc sensées faire immédiatement le tri entre le soi disant public cible et les autres. Sauf que bien entendu, il ne fallait pas attendre de la part du fiston de Barry Levinson un produit sans âme fabriqué pour convenir aux algorithmes devenus mythiques de la firme que rien ne plus plus arrêter. Celui-ci est plutôt du genre à ruer dans les brancards du politiquement correct, s’emparer de sujets divers pour au final raconter les maux de nos sociétés modernes bouffées par les addictions diverses, le culte de la célébrité, le besoin de paraître, et ce en oubliant les principes humains les plus élémentaires sensés être indispensables pour vivre ensemble. Le vivre ensemble, un principe bien pensant qu’on nous ressert à toutes les sauces sans se rendre compte que l’on fait en réalité tout ce qu’il ne faut pas pour y parvenir.


Levinson Jr, c’est donc Assassination nation, tract féministe anarchiste et radical englobant plus généralement fake news et autres jugements hâtifs menant à des situations extrêmes, bref tout ce qui bouffe la société depuis quelques années maintenant. Le ton était incisif, brutal, sans doute peu subtil mais fort réjouissant en ces temps troublés où l’ouvrir revient généralement à se prendre une bronca en pleine face. Mais le grand public le connaît surtout pour sa série Euphoria, météore surgi de manière fulgurante, avec en son centre une icône immédiate, Zendaya, anciennement chez Disney Channel, qui comme beaucoup de personnes sorties de cette écurie aliénante, a ressenti le besoin en grandissant de s’affirmer dans un registre plus extrême. Et la série, d’une justesse dingue, trouvant toujours les mots justes pour exprimer des choses particulièrement douloureuses, aura marqué son monde (on attend de pied ferme la saison 2 retardée pour cause de vous savez quoi).


Et aujourd’hui, sort donc son troisième long métrage, un projet sacrément culotté tourné en plein confinement, dans une maison de L.A., avec seulement deux acteurs et des joutes verbales. Culotté car écrire en quelques semaines un scénario avec l’ambition de raconter les relations modernes au sens large, concentrant toute la rage accumulée en cette période troublée, et le tourner alors que le monde lutte encore pour son salut en raison d’épidémie, il fallait oser. Bien sûr, le tournage a été opéré dans des conditions de sécurité maximale, en comité ultra réduit, mais tout de même, il en fallait du cran pour se lancer dans pareille aventure. Et le résultat s’avèrera donc supérieur à toutes les attentes, de par son ambition scénaristique et formaliste devenue très inhabituelle.


Le point de départ est inspiré d’une mésaventure, si l’on peut dire ainsi, du réalisateur, qui lors d’un de ces fameux discours suite à une récompense, avait oublié de remercier sa compagne du moment, qui avait pourtant eu son rôle à jouer dans la conception de l’œuvre en question. Un oubli pouvant paraître futile pour certains, mais finalement représentatif d’un certain nombre de sujets que ce dernier a donc voulu aborder / exorciser à travers ce long métrage en forme de match de boxe, dont les joutes verbales constituent le socle. Cela commence donc sur les chapeaux de roue, avec un plan séquence exécuté à la perfection, les deux tourtereaux rentrant d’une soirée durant laquelle Malcolm, cinéaste, a remporté tous les suffrages pour son premier film acclamé. Celui-ci est sur un nuage, ne parle que de lui-même et se voit déjà plus grand cinéaste de son temps, se comparant aux Spike Lee ou Barry Jenkins. Marie, elle, est condamnée à écouter, mais on le sent d’emblée, quelque chose cloche. Une réserve de la part de cette dernière, un certain recul, tandis que lui ne se rend compte de rien, trop occupé à s’auto congratuler et à surjouer l’amour fou qu’il peut éprouver pour sa compagne. Le monologue s’éternise, et déjà, un mystère et une tension qui ne lâcheront plus le reste du long métrage, alors que l’on ne sait à ce stade-là toujours pas quelle est la nature des reproches de Marie. Et à partir du moment où elle exprimera pour la première fois ce qu’elle a sur le cœur, le film ne sera plus que reproches, estocades portées à son adversaire comme pour le blesser profondément, et espérer en sortir vainqueur sans que le couple n’en soit brisé.


Ce qui impressionne particulièrement, c’est à quel point les échanges peuvent être violents, à un point tel parfois que l’on se demande comment la conversation / engueulade va pouvoir durer à ce rythme toute la nuit. Tout y passe, et à mesure que les reproches fusent et que chacun tente de prendre le dessus, se persuadant pouvoir avoir le dernier mot, c’est tout un tas de sujets dépassant du cadre du couple qui sont mis à jour, mettant le doigt sur ce qui anime depuis un bout de temps les scénarios de Levinson, à savoir ce foutu monde moderne et ses fameux grands sujets de société dont tout le monde aime parler pour avoir l’air intelligent et concerné, alors que ce ne sont que palabres consensuels n’animant en réalité aucun débat constructif. Ici, ce sont les critiques qui en font les frais, et le résultat ressemble fort à un règlement de comptes en bonne et due forme, tant le discours à leur encontre s’avère rude. Il faut entendre ce monologue de Malcolm, suite à la lecture d’une critique, positive qui plus est, s’en prenant violemment à son auteure, qui ne peut s’empêcher de mettre des intentions politiques partout sous prétexte qu’un réalisateur noir serait forcément politisé, alors que celui-ci voudrait être reconnu pour son art, et que la fabrication même du film soit plus mise en valeur que sa soi disant idéologie. A ce moment-là, au-delà du discours aux airs de gros défouloir (je voudrais avoir écrit ça), se fait jour un discours réellement préoccupant et profond, surtout lorsque Marie, après avoir écouté patiemment et avec amusement la déflagration de son homme, va lui balancer à la figure les paradoxes de son discours pour le remettre un peu à sa place. Et c’est là que l’intelligence du propos éclate définitivement, son absence totale de binarité, ou de parti pris trop évident, chacun ayant ses propres arguments faisant sens. On peut comprendre les points de vue des deux personnages, et la faculté qu’à Levinson à savoir placer les mots justes sur des préoccupations qui occupent les esprits de la majorité des gens actuellement, sans que l’on ait forcément la capacité à les exprimer de manière subtile, est franchement admirable.


Au-delà de l’intelligence d’esprit à l’œuvre ici, c’est également l’ambition formelle dont fait preuve Levinson qui frappe au visionnage. Tourné en bonne vieille pelloche, dans un noir et blanc magnifique, on pense clairement dans l’ambiance à certains films du Hollywood décadent des années 60, ces films cérébraux habités par de grands acteurs stars de l’époque. Et lorsque l’on voit Zendaya ici, la façon dont elle est filmée comme une star instantanée, c’est un peu cette impression de voir débarquer l’équivalent des Liz Taylor d'antan. Pas physiquement, mais dans cette aura immédiate qui capte le regard, cette intensité même lorsqu’elle ne dit rien, cette présence fulgurante due tout autant à son talent qu’à la faculté qu’aura eu le metteur en scène à la regarder. Idem pour John David Washington, inepte chez Nolan, qui ici explose littéralement, laissant exprimer toute sa puissance d’incarnation. La mise en scène, ce n’est pas seulement l’entre-soi, et la démonstration de son savoir-faire, c’est également, et surtout, savoir mettre en valeur tous ses collaborateurs, ceux grâce à qui l’œuvre existe, au premier rang desquels les comédiens. Si l’on ne sait pas filmer ces derniers, les regarder avec amour et leur permettre, par l’écrin dans lequel ils évoluent, de se transcender, toute la virtuosité du monde n’y pourra rien, et le résultat ne sera que coquille vide. Et ça, Levinson l’a bien compris, sachant retirer le meilleur de son couple star, cette idéologie épousant plus globalement le propos du film dans son ensemble.


Car, au-delà des impératifs présidant à la préservation d’un couple, c’est des relations humaines en général que parle le film, cette nécessité d’écouter l’autre, de ne plus être bloqué sur sa petite personne, de faire preuve d’empathie, de ne pas tout ramener à soi, de faire les choses de manière désintéressée, et enfin, savoir être reconnaissant lorsque l’occasion se présente. Pas parce que cela changera le monde, ni même la relation en question, mais tout simplement parce que cela prouvera que cette personne si importante dans notre vie, a compté à ce moment précis, et qu’être capable de l’exprimer est une preuve d’amour qui permet de faire murir et de prendre du recul sur soi-même.


Toutes ces choses, adultes et profondes, et bien d’autres encore, le film sait les exprimer avec talent et hauteur de vue. Un regard lucide, parfois aigre, mais toujours humain et empathique. Un grand film, en somme, d’une grande maturité.

Créée

le 6 févr. 2021

Critique lue 2.6K fois

24 j'aime

11 commentaires

micktaylor78

Écrit par

Critique lue 2.6K fois

24
11

D'autres avis sur Malcolm & Marie

Malcolm & Marie
morenoxxx
5

Pâtes à la carbonara

Ce Malcolm & Marie avait tout pour plaire aux plus cinéphiles: arrivé sur un boulevard vide de concurrence en raison du covid, pré-senti pour gagner de nombreuses récompenses, deux acteurs qui...

le 6 févr. 2021

70 j'aime

4

Malcolm & Marie
mymp
4

Ratage story

À un instant, assez tôt dans le film, dix minutes peut-être, et alors qu’on se rend compte déjà que le film flirte avec le truc poseur à partir du moment où Sam Levinson décide de filmer John David...

Par

le 10 févr. 2021

45 j'aime

2

Malcolm & Marie
Behind_the_Mask
4

Un film : l'égo

Alors c'est ça, LE film du confinement ? Hé bien là, je dois bien vous avouer que les bras m'en tombent. Parce que Sam Levinson ne fait finalement que nous refiler un remake de ce que nous avons vécu...

le 10 févr. 2021

29 j'aime

6

Du même critique

Les Chambres rouges
micktaylor78
8

Au plus profond de l'âme humaine

Il se passe quelque chose du côté du cinéma québecois depuis quelque temps. Là où il est toujours tentant de n’envisager ce dernier que sous l’angle de l’accent rigolo légèrement folklorique, et donc...

le 19 janv. 2024

53 j'aime

9

Pleasure
micktaylor78
7

Critique de Pleasure par micktaylor78

Nous arrivant précédé d’une réputation très sulfureuse, ce premier long métrage réalisé par la suédoise Ninja Thyberg, d’après son court du même nom remarqué en 2013, et labellisé Cannes 2020, entend...

le 19 oct. 2021

46 j'aime

13

Baby Driver
micktaylor78
8

L'entertainment classieux dans toute sa splendeur.

On l’attendait avec impatience, ce nouveau film de Edgar Wright, l’homme derrière la « trilogie Cornetto », devenue culte pour une génération de cinéphiles. Il faut dire que cette dernière était en...

le 16 juin 2017

37 j'aime

18