Pâtes à la carbonara
Ce Malcolm & Marie avait tout pour plaire aux plus cinéphiles: arrivé sur un boulevard vide de concurrence en raison du covid, pré-senti pour gagner de nombreuses récompenses, deux acteurs qui...
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le 6 févr. 2021
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On est en droit de jouer la carte de la prudence face aux premières séquences de Malcolm & Marie, qui exhibent sans complexe les ambitions d’un film exigeant, cinéphile et poseur : quelques citations bien senties (madame sur les toilettes, qui renvoie à Kidman dans Eyes Wide Shut, monsieur et sa danse habitée dans la pièce d’à côté qui rappelle Pulp Fiction), un noir et blanc ultra stylisé, un plan séquence en écrin aux prouesses d’un comédien au taquet, rien ne manque. A cela s’ajoutent des contraintes favorables à un pur exercice de style : un unique couple d’acteurs, une unité de lieu et un temps quasi réel au fil d’une nuit blanche de règlements de compte.
Malcolm & Marie établit clairement ses règles, et ne s’embarrasse pas de compromis. Excessivement théâtral, verbal et écrit, il permet en premier lieu à deux comédiens de se frotter à de véritables performances. Zendaya est grandiose, et John David Washington convaincant, avide d’une revanche après le chambranle que lui avait fait jouer Nolan dans Tenet. Les esprits chagrins pourront ergoter sur quelques signes de rigidité dramaturgique, l’échange étant prévisible, et ménageant pour chacun ses tirades, ses coups d’éclats avant le prochain quart d’heure de destruction quand la parole aura changé de camp. C’est oublier la force des propos et l’habilité avec laquelle la réversibilité circule entre les belligérants, ainsi que la clairvoyance qui permet de décaper progressivement les enjeux de leur codépendance à mesure que les aveux se crachent à la face de l’autre. Si Marie a commencé la soirée par une prédiction funeste et plutôt juste (Nothing productive is going to be said tonight), la blessure des mots se révélera nécessaire : parce qu’il s’agit de briser certains silences, de réparer certains oublis et de construire sa place face à l’autre.
Dans cette sorte de catharsis continue, la mise en scène est une traque permanente. L’espace d’une splendide demeure démultiplie les scènes propices aux fusions (un lit, un tapis, un canapé, un bord de table) ou aux séparations (les cloisons, les seuils, les miroirs, les profondeurs de champ) et la photo magnifie les portraits. Une tirade aussi calme que gorgée de cruauté pour un œil qui fulmine, une statue marmoréenne dans une baignoire qui encaisse et prépare la répartie, un corps lascivement allongé ou une silhouette qui tourne en rond et trépigne une éructation croissante… Les personnages arpentent, se débattent, jouent leur rôle et baissent la garde sous l’œil avide d’un réalisateur qui jouit littéralement de les voir donner corps à son texte.
Car c’est là aussi que se joue l’intérêt du propos, qui dépasse la simple crise conjugale d’un couple toxique par une réflexion en abyme sur l’écriture, le jeu des acteurs et la facticité générale du cinéma. Car, n’en déplaise au slogan proposé par l’affiche (« l’amour fou »), nous sommes moins face à une histoire d’amour qu’une radiographie de deux êtres qui font de la souffrance et le sadisme de possibles élans créatifs. La densité presque suffocante de ces thématiques irrigue donc le rapport d’un couple fondé sur la vampirisation et l’égocentrisme, la sublimation de l’expérience vécue et l’obsession de l’image donnée à la presse avant la réception du public.
La posture n’est pas sans ironie pour une œuvre qui se vend avec le storytelling idéal comme « le premier film du confinement » pour justifier son austérité, l’urgence de sa création et l’intensité contextuelle qui en découle. Et qui, très certainement, récoltera tous les suffrages d’une critique fort malmenée au point qu’elle sera probablement fort embarrassée avant de proposer quelques grilles de lecture. La question raciale ou du male gaze, assez passionnantes, sont d’autant plus insolentes qu’un homme blanc est à l’écriture, aboutissant à une mise au point assez pertinente sur la question du discours critique, et un plaidoyer vibrant pour la subjectivité et la facticité d’une œuvre qui n’est pas à juger à la seule aune de son authenticité.
Levinson fait ici preuve d’une intelligence assez redoutable, dans la mesure où toute la dimension méta de son film sert d’art poétique à son œuvre en anticipant les reproches qu’on pourra lui faire : sur la vanité de ses personnages (c’est justement ce qui les dévore) ou l’écriture excessivement littéraire de leurs tirades (c’est aussi une question qui les taraude, et avec laquelle ils jouent, comme le montre la scène du couteau par exemple). Et à la question de la destination d’une telle nuit, la phase finale qui revendique une part de mystère permet l’abolition de la tyrannie discursive. Une maturité qui confirme par le silence la prophétie : Nothing productive is going to be said tonight. Le matin permet l'apaisement par une opacité retrouvée dans la lumineuse embrasure d’une fenêtre, et la mise à distance d’un cinéaste acceptant enfin de mettre en sourdine son désir de contrôle.
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le 6 févr. 2021
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