Man in Black
7.2
Man in Black

Documentaire de Wáng Bīng (2023)

Alors en plein étalonnage de son énième gigantesque chantier se cumulant sur près de 1500 heures de rush, Jeunesse, Wang Bing propose au festival de Cannes lors d'une séance spéciale Man in black, un documentaire artistique de 61 minutes qui retrace la vie tumultueuse et tourmentée d'un des plus grands et séditieux compositeurs du pays, Wang Xilin.



Dans le grand Théâtre des Bouffes du Nord, sombre et rassérénant, c'est une véritable mise à nu qui nous est faite de l'individu, son corps devient la mémoire d'une vie assénée de coups physiques, sociaux et moraux. Un déshabillage nécessaire selon le réalisateur : « Je voulais mettre en lumière un corps qui a souffert de toutes ces épreuves. »
Sur celui qui osa exprimer sa pensée plutôt que subir le dogme maoïste, il ne reste plus qu'une paire d'appareils auditifs, témoin du pire châtiment existant pour un maestro : l'ablation de son audition. « La destruction du corps est la punition politique ultime. » dit Wang Bing.


Le dénudage s'étend au-delà du simple textile et s'intéresse à ses émotions, sa carrière, sa vie et sa relation conflictuelle et dramatique avec le Parti Communiste Chinois. Il y est alors évoqué sa collaboration étroite et compliquée avec la Ligue quand il étudiait au Conservatoire de Shangaï, l'importance qu'il témoignait à la technique plutôt qu'à la soi-disant "pensée saine", ses cauchemars incessants qui ne le quitteront jamais vraiment, sa mise à l'index drastique par le régime, l'apparition d'une certaine folie,...
Cette narration de la vie de l'octogénaire est prise en charge par lui-même. Telle une confession testamentaire, nous ne sommes (et le réalisateur compris) que les spectateurs d'un homme sur scène qui ouvre sincèrement et courageusement son cœur malgré le traumatisme extrême : "Je ne veux pas y penser !" déclare le compositeur en pleure, effondré sur le sol juste avant de commencer.


Et il est vrai que lorsque l'on sort d'une séance de Wang Bing, la question qui domine le plus souvent notre esprit de façon instinctive est : "Comment fait-il pour pénétrer si profondément l'intimité de ses protagonistes ?"
Lors de l'avant première de Jeunesse (Le Printemps) au cinéma de Montreuil, j'ai eu la chance de pouvoir lui poser directement la question. Il me répondit (à la salle et moi bien entendu) par l'intermédiaire de sa traductrice qu'il n'y avait pas de démarches, ni contrats ni prérequis relationnels et encore moins de quelconques directives.


Il était là, il filmait.
Ainsi le témoignage prend tout son sens, ainsi le Vrai surgit.


Et même si l'on a jamais assisté à l'un de ses tournages, on se doute aisément que la facilité d'ouvrir son cœur à Bing réside dans la force douce et humaine de son silence précieux.

On peut affirmer sans problèmes que le style documentaire du réalisateur de Les âmes mortes, À l'ouest des rails et À la folie (c'est assez impressionnant de se rendre compte du nombre de références majeures dont il est le père en seulement 24 ans de carrière) provient directement du cinéaste Frederick Wiseman (Titicut Follies, High School, Hospital, …) dans cette manière de filmer presque innocemment le quotidien de pensionnaires, ouvriers, délaissés de la société, fermiers ou encore prisonniers. L'intention étant de laisser un libre-arbitre total à ceux devant l'objectif dans leurs déambulations, leurs occupations, leurs élucubrations et leurs discussions mais sans jamais donner une impression de voyeurisme, toujours dans le respect le plus absolu et l'intimité la plus pure.
On sous-estime peut-être bien trop la puissance d'un documentaire qui ne dit rien. Un documentaire qui s'abstient de toutes informations extérieures pour ne laisser place qu'au sujet.


Et c'est dans cet élan singulier de confiance incomparable que Wang Xilin se livre totalement sur ce qu'il garde depuis bien trop longtemps, tantôt en dansant, tantôt assis, tantôt à jouer du piano, tantôt attiré par la lumière des projecteurs. Une attirance à la lumière qui va d'ailleurs au-delà du simple positionnement pour mieux apparaître à l'écran et que l'on peut interpréter tel un automatisme aux scènes de tortures qu'il a subit (les mains derrière le dos comme liées au pilori en arrière plan, la tête baissée) ou telle une soif de recevoir, sous les projecteurs, la reconnaissance qu'il n'a jamais eu.

Un sentiment semblable à cette scène finale d'une puissance ineffable où, après s'être fait filmer de fond en comble (littéralement) pendant toute la durée du métrage, mettant à nu sa colère, ses peurs, sa vie, son corps, ses traumatismes, Wang Xilin prend la place du spectateur et, du haut des gradins noirâtres abîmés par l'usure, jette un dernier regard lourd et incriminant à un régime qu'il déteste, qu'il méprise au dessus de tout.
Le corps guéri, l'esprit pas.


Il faut avouer que les 15 premières minutes du film ne sont pas simples à apprécier tant par le manque d'explications formelles que par cette sensation d'essai artistique expérimental où l'on assiste à la performance physique d'un nu. Et c'est dans ces moments là que je suis heureux de connaître assez bien le réalisateur pour savoir qu'il faut rester, malgré l'incompréhension, malgré les plans sur le sexe et le rectum d'un octogénaire, et que chaque plan est réfléchi, nécessaire et vital pour immortaliser la vie d'hommes et de femmes oubliés, censurés voire déshumanisés.
Au bout de ces 15 minutes, de silence, de cris, de pleures, de mouvements et de réflexion, la musique. Qu'importe que les notes soient harmonieuses ou saccadées, le compositeur s'exprime pleinement dans une atmosphère de confessionnal à la différence près qu'il ne recherche pas la rédemption mais le salut. La première partie se termine par un ultime et symbolique passage aux vestiaires, une façon de vider littéralement le corps avant de vider complètement l'âme. Le plan est fixe, l'action filmée est contrainte au bon vouloir du protagoniste qui entre d'abord dans le champ par la droite avant d'en sortir une minute plus tard par la gauche nous imposant un changement de scène, verbale cette fois-ci. Ce montage particulier est une signature de Wang Bing qui avoue cependant un besoin de changement.


En effet, bien que le réalisateur chinois ai l'habitude de ne jamais tomber dans la stylisation, pas moins que le solutionnisme, la morale ou l'idéalisme (il film le réel et rien d'autre), on remarque ici quelques démarches de mise en scène assez inédites dans son cinéma.
Tout d'abord, on peut supposer un scénario déjà établi avec cette entrée dans le champ de Wang Xilin qui arpente les gradins vides du somptueux théâtre parisien avant de descendre sur scène afin d'entamer sa chorégraphie. Le tout est filmé par des caméras prédisposées à cet effet, ce qui est assez nouveau pour le réalisateur de Les Fossé, Les trois sœurs de Yunnan et Argent Amer, ce caméraman de l'instant qui excelle dans l'art de la pseudo-improvisation et du suivi progressif de ses protagonistes.
À la différence de ces suivis, il se permet de nombreux mouvements de caméras : du haut vers le bas, du bas vers le haut, des mouvements circulaires ou en colimaçon que l'on retrouvera notamment dans cette fabuleuse scène de danse improvisée (ou alors préparée intérieurement depuis toujours ? ).
Enfin, il y a l'ajout de musiques extradiégétiques qui est plutôt rare dans sa filmographie mais assez évidente pour ce cas-ci. Il est de coutume qu'il n'y ai dans ses films aucune présence mélodieuse si ce n'est celle qu'écoutent ou entendent sans le vouloir ses interlocuteurs, mais ici la musique est de Wang Xilin, Wang Xilin est sa composition, alors le choix est intuitif.


Wang Bing impose dans Man in Black son envie sincère (et très chaleureusement accueillie) d'apporter un brin de poésie dans ses métrages politiques sans pour autant s'éloigner de sa ligne directive principale, il s'exprime différemment pour enfoncer un peu plus profondément le couteau dans le plaie d'un système délétère coupable hier, aujourd'hui et demain de l'agonie sociale de son peuple.


1h01, 61 minutes, 3660 secondes seulement et j'ai encore tellement de choses à dire… Mais je dois partir.


Wang Bing, merci d'être ce que vous êtes, de faire ce que vous faites, d'imager ce qui dérange, d'écouter ceux qui crient dans le brouillard, de donner la voix aux muets du monde.


Je conclus cette critique tel un fanatique qui croit naïvement et désespérément que son idole pourra peut-être un jour ne serait-ce que survoler du regard mon message à son égard et, dans mes rêves les plus fantasmagoriques, j'imagine… un sourire.


Je me sentais comme un insurgé décabriste et je me suis dit qu'un jour, je le raconterais dans une symphonie.
PabloEscrobar
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le 30 janv. 2024

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