Il n'existe pas de plus belle, de plus puissante démonstration filmique sur l'absurdité de la guerre, sur le non-sens absolu que constitue le meurtre de l'autre.


Avec une remarquable économie de moyens, accompagné par une musique aussi lancinante que fascinante, hybride entre la musique baroque et la musique populaire, Zaza Urushadze campe le personnage d'Ivo, magistralement interprété par Lembit Ulfsak, tranquille menuisier solitaire confectionnant exclusivement des caisses à fruits destinées à recevoir les mandarines de son voisin et ami. En cette année 1990, les hasards de la guerre pour l'indépendance de l'Abkhazie vont l'amener à soigner et recueillir chez lui deux combattants ennemis, le Tchétchène Ahmed et le Géorgien Niko.


Est alors en place le dispositif du film, son pari et son enjeu, soutenus par la figure paternelle du propriétaire des lieux : parvenir à faire cohabiter ces deux êtres qui, initialement, ne pensent qu'à s'entretuer et à venger les leurs, anéantis dans le combat qui s'est déroulé juste devant la paisible et modeste maisonnette d'Ivo. Les trois acteurs vont alors pouvoir déployer tout leur talent, tant dans les expressions du visage que dans l'articulation de dialogues taillés au cordeau et affûtés comme des lances. S'illustre ainsi la magistrale démonstration du film, servie par le jeu de Lembit Ulfsak, aussi autoritaire que nuancé, tout de prestance et d'écoute. Pour convaincre ses deux enfermés de la leçon humaniste, celui-ci devra se faire père nourricier, forçant la reconnaissance et le respect de ses protégés ; professeur, dominant ses auditeurs de toute son autorité intellectuelle et disciplinaire ; philosophe, n'hésitant pas à recourir à l'humour et à l'absurde pour faire passer ses messages ; chef de troupe, distribuant les rôles et façonnant les scénarios mensongers face aux irruptions venues de l'extérieur...


L'écriture du film force le respect, tenant le spectateur suspendu à l'évolution de ces liens explosifs, tout en pratiquant de subtiles incisions de rire qui nous rappellent les facettes inattendues que peut prendre le réel. Inattendu qui peut se révéler parfois plus violent et incisif, le climat de guerre restant constamment présent, sur fond de cette entreprise intime d'élévation de l'humain. Si bien que l'on ressort profondément ému et troublé de ce film à la tonalité de fond très sombre, mais éclairée par l'unique touche de couleur franche des mandarines, qui remontent à la surface comme autant de magnifiques et fragiles petites bulles d'espoir.

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le 9 avr. 2016

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Anne Schneider

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