Mank
6.3
Mank

Film de David Fincher (2020)

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Parler de Mank… Tâche ardue. Difficile de parler d’une œuvre sur quelques lignes. On n’en soulignera que quelques aspects, quelques points positifs, quelques réflexions, et puis on laissera vieillir l’œuvre, tranquillement, on en découvrira d’autres aspects plus tard, au regard des films suivants de Fincher (s’il y en a…), au hasard des revisions, avec les études des autres…
Mank est un énorme pavé, un film compliqué, qui ne se donne pas, qui exige du spectateur, en concentration, en connaissances (même si on peut suivre sans connaître le contexte politique de l’époque, ou avoir vu Citizen Kane, on est forcément à un moment perdu)... peut-être en envie ?


Ce qu’on peut déjà voir, c’est que ce n’est pas un film “personnel”, du moins pas comme Zodiac ou Benjamin Button l’étaient. Certes, le scénario était la madeleine de Fincher, puisque son père l’a écrit, et qu’il voulait lui rendre cet hommage. Mais rien de ce que contient Mank ne pousse à comprendre intrinsèquement le choix de Fincher de porter l'œuvre au cinéma. On n’y décèle pas les obsessions du réalisateur (ou si peu), on n’y retrouve jamais le style visuel qu’il a façonné au fil des années, sa patte. Et heureusement, peut-être.


Non, Mank n’est pas un Fincher personnel. Pour chercher un rapprochement, on ira vers Social Network. Il en émane la même idée : être au service d’un scénario. Après Sorkin et son scénario vénéré, c’est son père que Fincher adapte, avec la même révérence, la même exigence narrative, les mêmes instants de confusion.


On s’amusera à constater la similarité de la construction narrative, le choix du biopic, la trajectoire des personnages. On irait même à observer que c’est avec Mank que Fincher, après Social Network, réunit le plus bel accueil critique et chances d’aller chercher des statuettes dorées en début d’année prochaine. On pourrait rappeler que Social Network, à sa sortie, fut qualifié de Citizen Kane des temps modernes… Est-il besoin d’en rajouter ? Ah oui, Social Network était le film le moins “Fincherien” de toute son œuvre, celui où l’on traînait à chercher le liant… Avant Mank.


Mais bon, c’est un Fincher, alors cherchons du Fincher dans tout cela. Parce que je pourrais parler du travail narratif incroyable, de la reconstitution, des personnages magnifiques qui le peuplent (Hearst et Marion Davies en tête), du travail sur le son, sur la photo, cette capacité de Fincher à rentrer dans le moule de Kane pour en faire ressortir le portrait de son créateur comme de son inspiration, celui de son époque... Mais cherchons du Fincher.


Commençons par le nerf, le cœur de Mank, la manipulation par l’art du cinéma. Penser que Fincher a failli tourner ce film en premier, puis après The Game n’est pas tant un hasard. A l’époque, Fincher navigue dans son obsession pour la manipulation, qui alors agaçait pas mal la critique. Fincher jouait du metteur en scène malsain. John Doe, Tyler Durden ou la CRS, ces “metteurs en scène” créaient au sein du film un univers d’illusions (en utilisant à chaque film un peu plus le propos cinématographique) pour mener les héros dans les pièges et les effets attendus, jusqu’à la rupture vers un réel, quand le héros “triche” (dans Se7en, la visite à la bibliothèque, Norton se suicide, dans Panic Room, Jodie Foster brouille le jeu en détruisant les caméras de la maison, etc...).


Dans Mank, on joue sur plusieurs tableaux, mais là encore, nous sommes dans un rapport de pouvoir et de manipulation. Même si la trame et le déroulement est forcément différent, on ne peut s’empêcher de voir en ce portrait de Hearst un merveilleux manipulateur à la Fincher, qui s’expose totalement dans la scène finale du repas, où après l’avoir vomi (de toutes les façon possibles), Mank apprend qu’il n’est que le pantin d’un homme qui s’amuse de lui.
Cette histoire du petit singe, narré par Charles Dance, est une vraie pure scène Fincherienne (c’est la meilleure du film pour l’adepte du réalisateur que je suis, comme par hasard)... Aussi, indirectement, le scénario de Kane est une rupture pour Mank, une façon de reprendre sa liberté, sa “balle dans la tête”, son saut dans le vide... Mais à quel prix ?


Puis vient l’autodestruction. Ah oui, celui-là, pas forcément besoin de tant le développer. Pour Fincher, tout est affaire d’autodestruction. Faire un film, c’est y laisser une part de soi, se révéler, donner trop pour atteindre son objectif, une forme de sacrifice. Ses héros souffrent, tous, irrémédiablement. Tout finit mal, on ne sort pas indemne de l’expérience...


Dans Social Network, la création de Zuckerberg l’amène irrémédiablement à s’aliéner de son entourage. “L’autodestruction, c’est la solution” clame-t-on dans Fight Club. Dans Zodiac, la quête du tueur brise la vie de tous les héros. Le tout dans quel objectif ? Vers quelle finalité ?


Dès les premières minutes de Mank, on découvre un homme brisé, accidenté, soul, détruit à tous les niveaux possibles. Mais Mank se relève, écrit, se vide de toutes ces rancœurs, de sa haine, expose et s’expose surtout. Le tout pour mieux dessiner le portrait d’une déception. Celle d’un homme qui aurait pu être autrement (Hearst), celle d’une société qui sombre dans le mensonge, celle de se voir partie intégrante de cette mascarade, amuseur des nantis, artisan des menteurs, voué irrémédiablement à sa propre chute. Son geste de rébellion ? Magnifique, mais il doit encore lutter pour le revendiquer, car même chez les justes, il y a une lutte de pouvoir. Et lorsqu’il y parvient ? Quel est le prix de cette rébellion ? La chute, inévitablement.


Fincher est un produit du système, conscient, critique, et pour autant force active, vendeur publicitaire détruisant des marques dans ses films...On pourrait le critiquer pour cela (à l’époque, beaucoup, aujourd’hui moins, encore que), mais comment ne pas voir dans ce miroir tendu sur lui-même, ici et ailleurs, une autocritique réaliste, une forme de clairvoyance sur un système dont il assume les penchants, sans hypocrisie mondaine, sans mépris autre que celui qu’il a pour sa propre oeuvre. Chez Fincher on perd tout, inévitablement...


Bon, enfin, même si c’est le moindre point, Fincher continue ici d’explorer un de ces dadas, très connecté avec les autres points, un regard acerbe, non détourné, sur le monde contemporain, sur ses pairs.
Un moindre point parce que c’est le plus facile à vendre pour justifier, chez Netflix, de financer un film de cinéphile de 2h20 en noir et blanc…
Un moindre point parce que ce film a pu exister dans d’autres époques, et que chaque époque possède son grand menteur (revoyez le cinéma d’Oliver Stone), et qu’on pourrait bien s’amuser à dire que Citizen Kane lui-même est un magnifique objet de modernité...
Un moindre point parce que, dans la dénonciation sous-jacente d’une société de l’image totalement déconnectée de la quête du vrai, Fincher invoque inévitablement les fantômes de la manipulation, mais aussi celui de l’autodestruction…
Un moindre point, donc, parce que là dessus, Fincher avait déjà fait mieux, plus fort, plus sale, avec Gone Girl, dont il avait fortement orienté l’écriture…


Alors, il reste quoi ?


Un film inédit dans une filmographie déjà tellement riche. Une œuvre qui refuse de céder à tout effet de mode, à tout effet de Fincherie, visuelle et thématique, qui semble appartenir à quelque chose d’autre…


il reste ce récit : cet homme qui méritait qu’on lui rende cet hommage, ce Citizen Kane qui, avec ces multiples pères, méritait une genèse.


Il reste le regard d’un cinéaste qui est, à cet instant, capable de faire ce qu’il veut avec une caméra, avec ce génie que d’autres observent avec envie ou ennui. Fincher a-t-il signé son dernier “film” ? Je ne sais pas… Hier, je pensais que oui, quelque part, aujourd’hui je me dis qu’il trouvera d’autres histoires, d’autres envies… J’espère. Il reste des histoires sur l’étagère.


Il en reste que pour une fois je n’ai pas assez de clés pour comprendre tout ça. Pour une fois, je dois laisser mes analyses au vestiaire, parce que sorti de ce que j’ai écrit plus haut, il faut tout inventer, ici.


Et si, au lieu d’être le dernier Fincher, c’était le premier d’un nouveau genre ? Ah, ça c’est intéressant ! Attendons, donc...

Pierre-Marc_Gag
9
Écrit par

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le 10 déc. 2020

Critique lue 136 fois

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