Mank
6.3
Mank

Film de David Fincher (2020)

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Qu’on aime le cinéma ultra minutieux et dense de David Fincher ou pas, ses films ont l’avantage d’être chacun de grandes portes ouvertes à l’interprétation et à l’analyse tout en conservant une accessibilité au public la plupart du temps. Gone Girl, sorti 6 ans plus tôt, n’y fait pas exception en s’attaquant de manière acérée au voyeurisme médiatique vis-à-vis de Nick Dunn et à son laxisme apparent quant à la disparition de sa femme, sans parler de jeu de faux-semblants dans lequel baigne ce film et de l’influence que peut avoir une médiatisation excessive d’un fait divers (à vous de découvrir le reste, toujours est-il que c’est un putain de grand film).


Mank est plus à part puisqu’on est ici face à un film purement Finchien dans le sens ou le père, Jack Fincher, est le défunt scénariste de cette biographie et que le script de cette biopic date d’une trentaine d’années. Mais il l’est aussi dés lors qu’on sait que le réalisateur de Seven, Millénium ainsi que The Social Network est loin de résumer le succès d’un film qu’au talent de son metteur en scène, tout comme le succès de Citizen Kane n’est pas du seul ressort d’Orson Welles et que Fincher s’abstient lourdement de le placer sur un piédestal intouchable (et autant le travail de Welles est monumental, autant la personnalité derrière était loin de se limiter au créatif limité continuellement par les studios dans son élan).


Mank surprend en mettant Welles au troisième plan avec un temps d’apparition qui avoisine au moins 6 minutes à tout casser. Il laisse place à un talent de l’ombre longtemps négligé qu’est Herman Mankiewicz. Un scénariste et critique social doué de culture, difficile à saisir, alcoolique et accro au jeu, qui ne se conforme pas aux idées politicards de ses pairs au regard de la politique, voire s’en moque et affiche son désaccord (plus par mépris et par jeu que par conviction politique) face aux craintes et à la propagande de la MGM durant la campagne au poste de gouverneur de Californie entre le républicain Frank Merriam et le démocrate supposé communiste Upton Sinclair.


Ce qui est franchement audacieux quand on sait que Welles est le premier nom qui revient quand on évoque la genèse de Citizen Kane. Le sujet n’est pas tant sa création que ce qui a poussé Mank à y prendre grandement part au point de vouloir laisser son empreinte envers et contre tout dans un Hollywood propice aux troubles sociaux-politiques, un paysage qu’il méprisait et un système aussi bien méconnaissant à son égard que dévoré par les tensions politiques auxquels il prendra part.


C’est là que le recours au flash-back prend tout son sens, permettant à Fincher de ne jamais rester figé à un seul angle d’approche que ça soit autour du mépris éprouvé par Mank dans un milieu artistique qui ne le reconnait jamais pleinement, ou bien de la manipulation médiatique promulguée par les studios républicains. Au point que ce dernier peut aisément faire suite à la discussion autour du régime nazi et de la propagande antisémite abordé plus tôt. Le principe est identique sans sombrer dans le même extrême qu’un régime nazi (la comparaison aurait été inappropriée), en plus d’accentuer le côté spectateur de Mank voyant la propagande devenir une arme emprisonnant propice à aggraver davantage une période déjà bien noirci. Créant aussi une balance intelligente mais jamais balourde lors des retours au présent avec un enchaînement très fluide entre les pièces du puzzles et les liens qui les unissent,


comme la migration de Frieda au sein du personnel du scénariste qui fait suite au débat autour de la montée du nazisme plus tôt et donne quelques couleurs à une personnalité restant très grise tout du long.


Bien des détails d’écriture peuvent avoir l’air anodin au premier visionnage, mais ils font néanmoins sens même de façon très minimaliste.


Ce sens du perfectionnisme et du détail, on le retrouve surtout dans l’image et dans la reconstitution exécuté à cette occasion via son sens très pointu du formalisme : le choix d’un noir et blanc très esthétique (signé Erik Messerschmidt ayant déjà officié pour Fincher avec Mindhunter, une autre production Netflix) renvoyant à cet âge tumultueux des studios d’Hollywood également très affectés par le krach boursier, ainsi que par le passage du cinéma muet au parlant évoqué brièvement, quitte à pousser l’habillage numérique avec une pellicule légèrement brûlée lors des transitions en fondus et à taper à la machine à écrire les différentes époques traversées par Mank jusqu’à son confinement dans un ranch.


Difficile de parler de ce sens du menu détail avec, également, ce sens du cadre et de l’angle ainsi que du positionnement pour suggérer la place de Mank dans ce carcan des hautes classes. Comme ce plan aux perspectives un peu grossies sur le bord de l'image durant une soirée de William Randolph Hearts qui suggère la place de spectateur et d’extériorité de Mank observant la conversation de loin pour en placer une quand la raison s’en fait sentir. Même sa place hors de tout cercle de personne au sens propre du terme sous-entend l’écart entre le critique social et scénariste qu’est Mank et les ragots des hautes sphères qui se perdent pour ne rien dire et, allons-y sans honte, rien comprendre à ce qui se produit juste sous leur pif.
Même pour montrer la domination du patron de la MGM, Louis B. Mayer, et du studio malgré la crise, un travelling avec une seule coupe en contre-plongée le montrant en position de force et de mouvement devant les frères Mankiewicz est infiniment plus parlant que n’importe quel effet de style. Quant on voit quelle place il occupe sur le plan politique omniprésent durant les scènes flash-back, ça en dit long.


Au-delà de la satire, c’est surtout une grande plongée dans une industrie d’époque de plus en plus dirigiste au moment du passage au parlant. Un style à l’ancien pour lequel Fincher s’inspire énormément de la mise en scène plus classieuse et posé de l’époque, exploite l’éclairage parfois très saturé avec l’importance des événements ou les mondanités autour de Mank de plus en plus dépaysé. Usant notamment de la profondeur de l’image avec son langage visuel, et de l'ambiance sonore très jazzy des 30's composée pour la quatrième fois par le duo Ross/Reznor.


Le point qui peut, en revanche, laisser le public perplexe ou même fâcher certains y compris les adorateurs de Fincher (et qui semble déjà laissé pas mal de spectateurs sur la touche), c’est avec l’appartenance que partage Mank avec Citizen Kane et surtout la connaissance qu’il peut exiger de la part du spectateur. D’où la question : est-il nécessaire d’avoir visionné le classique d’Orson Welles pour apprécier et comprendre Mank ainsi que ses grilles de lectures ? Ou peut-on découvrir le chef d’œuvre de 1941 après avoir fait l’expérience tumultueuse d’un scénariste insaisissable et sarcastique à la langue trop pendue sur une période de 10 ans à qui on doit également la naissance d’un des plus grands classiques du septième art ?


Et bien libre à chacun de voir ce qu’il en tirera. Si on prend le film indépendamment de Citizen Kane, je pense qu’il a bien plus pour lui que veulent bien les croient ceux qui ne voient qu’un formaliste en Fincher ou accordent une importance profonde à Citizen Kane. Et qu’il renvoi à l’école la grosse majorité des biopics qui voient ces dernières années, les mauvais (Bohemian Rhapsody) comme les plus maîtrisés (Steve Jobs) en ne se limitant jamais qu’à un sujet servant d’appât aux pigeons et en brassant un portrait très large du pourquoi et du comment avec beaucoup derrière. Fincher ne s’est jamais contenté de brasser de l’air ou de copier bêtement des faits historiques sans se soucier de la connaissance ou non de son public, Zodiac en est une bonne preuve.
En revanche la grille de lecture que l’on peut en tirer avec Citizen Kane en tête donne quand même un bon gros degré de richesse qu’il serait idiot de négliger. Ou de découvrir avec un visionnage ultérieur si à la première le contexte sociaux-politico-cinématographique a pu perdre des gens (The Social Network pouvait lui aussi nous perdre avec son rythme frénétique pendant son premier tiers).


Cela n’en est que plus vrai quand on se focalise sur la deuxième moitié de Mank et les retombées de l’écriture du scénario de Citizen Kane et à quoi Mankiewicz le dédie réellement en tant qu’individu présenté sur ces 2 heures. Pensait-il à une vengeance personnelle débordant de rancœur contre ceux qui le méprisent pour ses principes et sa place politique concernant les événements des années 30, ou bien a-t-il simplement puisé dans cette expérience de plusieurs années pour délivrer ce qu’il considérait comme l’apothéose de sa carrière de scénariste et enfin avoir une reconnaissance qui lui échappe depuis longtemps ?


Sans recul on serait tenté d’opter pour la première option, et il y a probablement de cela. Mais ça serait passer sous silence qu’il a eu une véritable affection pour un des personnages dont l’inspiration est plus qu’évident, en l’occurrence Marion Davies la muse de l’homme d’affaire millionnaires William Randolph Heastings. Une des très rares personnes pour qui Herman Mankiewicz a reconnu de l’intelligence et une curiosité louable au milieu de cette haute société snobinarde égocentriste. Et qui offre enfin à Amanda Seyfried l’occasion d’avoir enfin un rôle solide et bien interprétée à l’écran.


La simple réplique lors d’une discussion avec un proche sur la comparaison fiction/réelle de son scénario poussant Mank à dire haut et fort, lorsqu’on le soupçonne de vouloir se venger de son entourage :



CE N’EST PAS ELLE !



Ni plus, ni moins, en 4 mots tout est dit de manière très explicite.


On pourrait aussi évoquer le cas Heastings (celui qui inspirera le personnage de Charles Foster Kane) qui, en soit, est décrit ici comme l’un des rares amis de Mank bien que ce dernier conserve une réelle domination sur celui-ci qui accentue que davantage la frustration de Mank en tant qu’auteur non reconnu par son entourage et le système pour lequel il travaille (là encore, les plans et sa façon amicale mais ferme d’éconduire Mank à la sortie de sa demeure après le fiasco d’un repas costumé sont simple, mais ils sont doués de langage visuel). D’ailleurs tout comme il permet à Seyfried d’avoir un bon rôle, David Fincher permet à Charles Dance d’enfin faire autre chose que des rôles tertiaires limite caméo et d’affirmer sa prestance à l’écran malgré son temps d’apparition qui reste réduit.


Mank ne cherche pas le bouleversement émotionnel, David Fincher lui-même a avoué dans une interview que son projet serait plus modeste (à prendre avec des pincettes quand on connait la gueule de sa filmographie) mais malgré cela il délivre un enrichissant portrait de cet homme de l’ombre qui est resté trop longtemps aux oubliettes et nous rappelle que la création d’un film est un art collectif. En plus d’également nous rappeler à quel point Gary Oldman est un excellent acteur, jouant Mank au naturel avec ce cynisme désabusé du système hollywoodien, une diction impeccable et soutenu par de très bons dialogues et certaines répliques placé pile au moment opportun :



Le socialisme est le partage des richesses, le communisme est le
partage de la misère



Le projet n’aurait certainement pas remboursé les dépenses lors d’une exploitation en salle alors je ne râlerais pas sur sa retombée sur Netflix (entre Fincher, Scorsese, les Wachowski et les Coen, cela commence à faire beaucoup), surtout qu’il égaye un peu une année 2020 foutue en l’air par la crise mondiale du Coronavirus et qu’on n’est même pas sur d’avoir beaucoup de sortie de films intéressants pour les fêtes.
Croisons quand même les doigts : Le Peuple Loup de Cartoon Saloon et Mandibules de Quentin Dupieux n’ont pas encore été déprogrammés, peut être les fêtes pourront être enjolivé un peu plus et nous permettre de finir 2020 sur un peu de couleur.

Maxime_T__Freslon
8

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le 6 déc. 2020

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