C'est la troisième incursion documentaire de Frederick Wiseman dans le corps militaire : il y a eu la formation à la guerre et l'inculcation d'une supériorité morale et physique dans Basic Training, il y a eu des GIs se faisant chier comme des rats morts dans une zone démilitarisée après la guerre du Kippour dans Sinai Field Mission, et voilà donc le temps de la guerre factice à l'occasion d'une sorte de jeu militaire à grande échelle, un entraînement des troupes américaines de l'OTAN en Allemagne, simulation d'un conflit impliquant une unité de chars en 1979.
On peut voir beaucoup d'images extrêmement bizarres dans Manoeuvre. Sur une autoroute allemande, une colonne de chars américains avance sur la voie de droite à 50 km/h, se faisant doubler par des voitures de civils. Des gamins en vélo qui débarquent sur un terrain d'exercice militaire impliquant des dizaines de chars. Des blindés qui passent à l'intérieur de petits villages devant des habitants mi-amusés, mi-médusés. Car pour leur exercice grandeur nature, les militaires américains débarquent au beau milieu de l'Allemagne en pleine Guerre froide avec tout leur matériel, leurs armes, leurs véhicules, leurs centres de commandement. Il faut impressionner le camp adverse. Seuls les évaluateurs détonnent dans le paysage, présents sur place pour examiner les différents intervenants.
Malgré tout, Wiseman montre bien à quel point ces soldats se comportent comme des grands enfants. On joue littéralement à la guerre, les obus étant remplacés par des espèces d'énormes pétards fixés sur les canons. Il y a des scènes totalement lunaires, où le montage superpose des images de chars sillonnant les routes et des conversations parfaitement familières entre soldats : d'un côté la colonne de chars ultra agressives, et de l'autre des ados mal dégrossis qui commentent le physique des femmes sur leur passage. D'autres séquences sont franchement comiques, comme ces soldats qui se font passablement engueuler par leur supérieur car ils ont été particulièrement mauvais lors de l'exercice du jour (comme un cancre à l'école : "Now guys, do I speak English or not? Do you understand what I want? Or don't you understand what I want? If you don't understand I can find fucking replacements" — ce qui n'est pas tout à fait vrai, il n'a pas le choix) ou cette engueulade en fin d'exercice entre un commandant et un évaluateur. Mais le plus drôle reste clairement cette scène de l'espace où des dizaines de chars se retrouvent bloqués sur une route forestière, avec un papi allemand bloquant la route et leur disant qu'il ne les laissera pas passer, lui étant tranquillement en train de creuser un fossé — les militaires ne parlent pas ou très peu la langue locale, et on comprend qu'ils ont tout défoncé l'année précédente lors d'un exercice similaire.
Les aspects surréalistes de ce genre ne manquent pas, et c'est là l'avantage de tourner probablement plusieurs centaines d'heures de rushes : Wiseman réussit à capter une discussion absolument géniale, entre des instructeurs en pause et un habitant du coin ayant vécu la Seconde Guerre mondiale et racontant comment capturé par les Alliés et emprisonné aux États-Unis, il avait apprécié pouvoir manger à sa faim, là où ceux restés au pays souffraient de malnutrition. Pendant tout le docu, on voit des gens décrire le théâtre des opérations et faire semblant de tirer, et à la fin, apparemment, la guerre est perdue sans qu'on sache vraiment pourquoi. À l'opposé de ce qui était enseigné dans les écoles de Basic Training, les soldats hésitent, bafouillent, récitent maladroitement des leçons pas assimilées. La solennité des exercices, point d'honneur des hauts gradés en cette année de sortie de Apocalypse Now, contraste décidément beaucoup avec l'attitude des civils croisés, les enfants fascinés, les paysans circonspects, et la cohorte de passants qui se marrent.
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