Margin Call par Patrick Braganti
Jusqu'à présent, les meilleurs films qui ont tenté de traiter de la crise économique de 2008 et des années suivantes ont été des documentaires, visant à démonter et rendre à peu près clairs les mécanismes complexes qui ont conduit à cette situation (Inside Job) ou à donner la parole aux victimes (Cleveland contre Wall Street). Pour ce qui relève de la fiction, c'est l'annonce de l'apocalypse qui a prévalu.
Premier film de J.C. Chandor, Margin Call offre donc un regard inédit à bien des égards. Il réussit à nous faire pénétrer dans l'œil du cyclone (une société financière dans un gratte-ciel new-yorkais et son équipe de traders) et à proposer une vision neuve, ou tout au moins inhabituelle, des marionnettistes et jongleurs de la finance internationale. En effet, le cliché à la dent dure du trader ambitieux, sous pression, speedé et sniffant des rails de coke n'a plus cours ici. Probablement parce que le film s'intéresse à un entre-deux, une période de flottement et d'indécision entre la révélation d'une énorme faillite à venir et la mise en pratique de solutions radicales qui mettront le feu aux poudres. C'est le plus grand atout de Margin Call : mettre en scène durant une nuit de doute et de basculement des hommes (et une femme) de pouvoir dépassés par les systèmes qu'ils ont pourtant contribué à échafauder et à développer. À mots feutrés d'un scénario subtil et bien écrit, les négociations et les plans se fomentent, avec pertes et fracas.
Royaume du cynisme et du calcul, la firme multinationale joue avec les milliards virtuels et les existences réelles de ses employés et de ses clients. Sur ce constat implacable le film ne fait hélas qu'entériner des intuitions et construit lui-même ses propres limites. On ne lui trouve guère de défauts (maitrise de la mise en scène, certes très inspirée par le modèle de la série, interprétation sans faute des comédiens, utilisation intelligente du décor naturel de Manhattan) et bizarrement on ne parvient pas à être captivés par le film. C'est vrai qu'il parait difficile d'éprouver de la compassion pour cet aréopage de cadres millionnaires, dont les plus jeunes sont déjà pourris par la réussite mirobolante et indécente de leurs ainés, exprimant un amour incongru des chiffres. Ensuite, il ne se passe pas grand-chose au final ; on est dans l'attente qu'un événement extraordinaire (meurtre, suicide, bagarre générale) survienne dans la tension croissante, décuplée par une nuit sans sommeil. Mais c'est là être bien naïf d'y croire car les dirigeants veillent à ce que tout rentre dans l'ordre, les juteuses enveloppes et les transactions de licenciement y aidant largement et ayant raison des états d'âme des plus vieux ou de moins aguerris.
À se cantonner à une auscultation fine et acérée du milieu de la finance, en nous plongeant au cœur d'un réacteur dont l'explosion est imminente, le film rejoint en définitive la démarche documentaire et ne nourrit pas assez sa part fictionnelle. Il n'est pas certain cela étant que cette contradiction soit simple à résoudre, mais il y a sans conteste quelque chose de bancal dans la dramaturgie de Margin Call qui en fait une œuvre inaboutie et donc insatisfaisante, malgré des qualités formelles indéniables. Ce n'est pas le moindre paradoxe.