A quelques jours de Noël, c’est presque en amoureux déçu que je sors du MK2 Beaubourg, l’un des rares cinémas parisiens où passe le film de Matthew Akers. Oui, comme tous ces gens qui ont eu la chance d’avoir leur ticket pour leur tour en face à face avec Marina Abramovic, quelques minutes d’intimité avec elle, yeux dans les yeux, malgré la présence de la foule autour.
Quel dommage, encore un kaÏros manqué (car quoi qu’on en dise il y a bien un kaÏros de l’amour) : où étais-je donc en mai 2010 pour l’avoir manqué ? J’essayais péniblement de valider ma première année de philosophie, pour cela j’apprenais la logique fregienne (et frigide), la belle affaire ! J’eus mieux fait mille fois de prendre mon billet pour New York et rejoindre Marina.
Peut-être faut-il la présenter : Marina Abramović est une artiste née à Belgrade en Serbie en 1946. Elle n’a cessé de repousser les barrières du potentiel physique dans son travail, au cours de sa vie et de son œuvre elle a souvent fait des expériences corporelles extrêmes au cours de ses performances n’hésitant pas à se mutiler, à se brûler, à prendre des coups à en devenir bleue. C’est pourquoi l’on peine encore davantage à croire qu’elle a plus de soixante ans devant sa beauté à la fois sensuelle et juvénile. Le documentaire retrace son parcours atypique et décisif pour la performance artistique dont elle est en quelque sorte la grand-mère et se concentre autour de sa dernière ayant eu lieu au museum of modern Art à New York intitulée « The artist is present » qui a eu lieu au musée d’art modern de New York en 2010.
This artist is so present pendant plusieurs mois au Musée, et comme un taulard, elle compte les jours qui passent sur les murs, car être-avec relève de l’épreuve la plus difficile : en effet l’artiste est là, bien présente et quelle présence ! Marina accorde une attention extrême à chacun des visages qui s’offrent au sien tour à tour, pleure souvent lors de ces têtes à têtes éprouvants. Mais loin d’une froideur impénétrable et de l’indifférence clinique que l’affiche pourrait faire supposer, elle laisse au contraire libre cours à ses émotions, se donne le droit de mettre fin à l’expérience si celle-ci devient insupportable, c’est donc un échange de fragilité qui s’offre au public alentour. Un amour multiple et partagé, public ici mis en abyme par le film. La question des limites, comme souvent en art au sens large et encore plus dans la performance dont il est ici question, est très présente, puisque le «public » (mais l’est-il encore ?) est invité à participer, à s’avancer sur la scène plonger son regard dans celui de Marina, cette géante de l’art contemporain, this warrior. Et parfois ce public particulier outrepasse les limites, pris d’un élan démonstratif comme cette femme qui se dénude soudainement et spontanément une fois devant Marina, par une envie d’intimité plus grande encore avec elle, de lui offrir son corps, elle se refuse pourtant à devenir une idole comme elle le dit elle-même dans le manifeste des artistes qu’elle a malicieusement rédigé.
Ici on découvre Marina sous un jour très personnel au travers de son itinéraire, retracé autour de la performance : sa vie amoureuse, sa solitude, sa conception de l’art et de la vie (car les deux vont évidemment de pair), ses blessures et sa passion.
Cette performance, forte en signification soulève des questions : notamment celle de la responsabilité devant autrui et celle de la limite (omniprésente en art). Ethiquement, qu’est-ce qu’une telle performance met en jeu ?
Marina nous dit qu’il y a une question qu’on lui posait au début de sa carrière qu’on ne lui pose plus « pourquoi c’est de l’art ? » Comme si à un moment cette question devenait futile ou ridicule parce que l’artiste est reconnue comme telle par tous.
Etre regardé revient à être regardé « comme » un autrui et un semblable, à exister dans le regard de l’autre, les deux visages se captent mutuellement, quelque chose d’intense à lieu, là sous les yeux du public, c’est ça qui frappe, bien plus que la nudité des corps entre lesquels le public passe pour se rendre dans la salle de la performance. La nudité du visage inquiète et bouleverse toujours.
D’autant plus qu’ici le visage n’est ni portrait, ni figure, il est là, entier, vivant, présent et souvent sublime dans la lumière et capté par celui qui est en face, l’Autre visage. Le visage d'Autrui interpelle le sujet et met à mal l'égoïsme du Moi. Pour Lévinas, c'est ce qui ne se voit pas, le non descriptible du visage d'autrui qui, comme trace de l'invisible, exige la responsabilité et celle-ci passe par le regard. En ce sens, on peut aisément qualifier la performance de Marina Abramović d’hyper Levinassienne. Peut-être même, d’hyper éthique en tant qu’elle met de l’amour à disposition, semblant être instantanément amoureuse de chaque être qui se présente face à elle. Les visages se succèdent, prennent le temps de communier ensemble. Marina consent à l’être dans le silence, se rend disponible jusqu’aux larmes, jusqu’aux limites du corps qui ressent douloureusement l’épreuve de l’immobilité et de la fixation ad nauseam.
La performance artistique a tout à voir ici avec l’éthique et l’amour. Cette ambiguïté amoureuse évoquée dans le documentaire qu’elle ne cesse de reproduire avec chaque personne qui se présente devant elle.
La limite n’est plus seulement physique ici, ni même entre visible et invisible mais elle est aussi précisément dans cette ambiguïté comme cela est soulevé dans le documentaire : est-ce de l’Amour spontané pour l’Autre qui se reproduit devant chaque visage qui apparaît ? Le mystère demeure. Seul le bouleversement est apparent et l’on peut répondre en disant que dans chaque visage-miroir Marina semble se découvrir un peu davantage elle-même, le visage de l’autre a donc bien une part d’infini : à la fois immanent et transcendant.
Ces instants éternels de grâce émotionnelle se succèdent et on se dit avec une fausse naïveté et avec Balzac que « l’art n’est pas seulement un sentiment, il est aussi Amour ». Edifiant et bouleversant, un film qui fait plus qu’aimer l’art et rendre hommage à une artiste immense : nous donne envie comme ce public du MoMa d’y participer pour exister aux yeux de l’Autre.
Oui, finalement, je suis bel et bien un amoureux déçu et je jalouse les gens qui ont eu cette chance car moi aussi j’aurais aimé avoir mon ticket pour quelques instants yeux dans les yeux avec Marina Abramovic, avoir le droit à cette passion instantanée mais éternelle.