Mer porteuse
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Dans la culture hollywoodienne, un film comme Master and commander a tout d’un intrus : imaginer de grands navires sur l’eau sans pirates, et, depuis Disney & Sparrow, qui ne ressembleraient pas à un rollercoaster agrémenté de squelettes, magie et autres monstres marins légendaires semble impossible.
Il a donc fallu une certaine audace à Peter Weir (alors auréolé du succès de Truman Show) pour monter un tel projet, qui se borne à relater la lutte navale entre un navire anglais et son ennemi français (un changement par rapport au roman adapté, dans lequel la frégate était américaine, ce qui ne peut se concevoir au vu su public visé, et permet, en ces temps de francophobie suite au refus de la guerre en Irak, un petit tacle supplémentaire…) qui a pour lui la vitesse et entraîne donc sur des distances infinies un combat fait de surprises, de stratégies et de cache-cache.
En soit, le récit saura maintenir l’intérêt du spectateur, jouant de certains retournements de situation, de plans savamment élaborés et ponctuant la traversée de scènes d’actions souvent spectaculaires, même si finalement assez rares sur un projet d’une telle ampleur. Car le second parti pris de Peter Weir consiste à documenter le plus précisément possible sur ce fascinant milieu de la navigation, notamment grâce à un design sonore de premier ordre permettant à la coque de littéralement entourer le spectateur. De la vie des matelots à la hiérarchie militaire, du jeune enfant au vieux briscard, les portraits abondent et cartographient un monde rigide et ancré dans ses codes pour compenser l’instabilité des vagues. On a rarement vu une immersion aussi réussie, jouant savamment d’un équilibre entre les figures et un sens aigu du collectif, au sein duquel fuse un vocabulaire naval on ne peut plus exotique pour lequel l’incompréhension est proprement jubilatoire. L’amitié entre le capitaine (Russel Crowe, parfaitement à l’aise, jouant de sa puissance et de son charme pour diriger le navire) et le médecin occasionne ainsi de nombreux échanges, et même la pratique de la musique comme autant d’indices de la présence incontournable du temps long en mer, qui peut aussi devenir l’ennemi du matelot en proie aux angoisses et à la superstition, notamment lors de ce beau récit secondaire sur le « Jonas », désignation d’un bouc émissaire qui serait responsable de tous les maux de l’équipage.
Alors que l’ennemi rode toujours par-delà la brume ou la ligne d’horizon, les enjeux d’arrière-plan prennent toute leur importance, et le médecin naturaliste va pouvoir s’adonner à sa passion pour répertorier de nouvelles espèces à la faveur d’une superbe expédition sur les îles Galapagos, entrant en conflit avec la logique belliqueuse et presque séditieuse d’un capitaine ivre d’aventures. La caractérisation des personnages, toujours juste et nuancée, permet non seulement des dissertations bienvenues (sur l’autorité, sur le patriotisme, la discipline ou la loyauté), mais contribue à faire du spectateur un compagnon de route qui finit par réellement s’investir émotionnellement, un phénomène devenu bien rare dans les grosses machines hollywoodiennes.
A cette dimension documentaire s’ajoute enfin le soin esthétique. Alors que les plans numériques sont déjà bien présents, notamment pour les scènes de tempête, le travail de Russel Boyd à la photo est remarquable, particulièrement dans ses plans d’ensemble : une infirmerie ensanglantée qui semble issue des peintres flamands, une proue dans la brume que ne renierait pas Delacroix, un jeu savant sur les jeux de lumières dans les cordages ou la clarté noire des îles volcaniques créent une succession de tableaux qui donnent toute la patine nécessaire à un voyage non seulement aux antipodes, mais aussi dans le temps.
Si la séquence de l’abordage final est un peu moins maitrisée en termes de mise en scène (un montage un peu hasardeux, une moins bonne gestion des plans généraux), il en faut d’avantage pour couler l’édifice. Master and Commander est un exemple revigorant de film à l’ancienne avec les moyens de son époque, qui réussit précisément parce qu’il ne fait pas du spectacle le cap premier, ayant compris que, sur les flots sinueux de l’aventure, ce sont toujours les personnages qui tiennent le gouvernail.
(8.5/10)
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Créée
le 17 avr. 2020
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