Dans la filmographie de Woody Allen, Match Point est un film à part. Boudé à sa sortie par la critique professionnelle, notamment anglaise (le film fut tourné à Londres), il s’avère être un des chefs d’œuvre du réalisateur américain. Dans cette tragédie moderne, le destin de Christopher, le personnage principal, se joue en cinq actes comme autant de sets gagnant-perdant.
1er set : tactique gagnante
Pendant le générique résonnent les notes de l’Elixir d’amour, un opéra de Gaetano Donizetti (1838) qui reviendra en boucle tout au long du film. De fait, c’est d’amour ou plus précisément de séduction dont il sera question dans Match Point. Christopher, tennisman professionnel sur le retour, se contente à présent de donner des cours dans le cercle très fermé d’une riche famille londonienne, les Hewett. Il se retrouve bientôt introduit au château par Tom Hewett, le fils de son employeur. Chloe, la fille Hewett, succombe à son tour au charme ombrageux de ce prince certes pauvre mais charmant. Christopher, à la manière d’un Rastignac contemporain, voit alors l’occasion rêvée de monter au filet de la réussite sociale.
2ème set : du simple ou double
Tout serait pour le mieux dans le plus riche des mondes pour Chris s’il n’était troublé par la fiancée de Tom, Nola (Scarlett Johansson) son alter ego féminin. Ces deux-là, le joueur et l’actrice, l’Irlandais et l’Américaine, ne tardent pas à comprendre qu’ils sont de la même veine. Et qu’ils usent en quelque sorte de la même stratégie. Woody Allen s’empare de ce quatuor – Chris, Chloe, Tom et Nola – pour évoquer la lutte des classes sous la forme d’un jeu de dupes. Chris et Nola se plaisent mais ont tout à perdre à changer de partenaire. Ils tirent comme des bleus au ball-trap, confondent tous deux cachemire et vigogne mais ne sont pas prêts à renoncer aux privilèges que leur octroie leur nouveau rang social. Tom et sa sœur sont quant à eux les dindons de la farce mais ils ont l’avantage de jouer sur leur terrain. La partie est indécise.
3ème set : dressage et marivaudage
Nola, rétive à toute forme de formatage, se retrouve boutée hors du terrain par les revers cinglants d’une belle-maman plutôt vieux jeu et qui ne voit pas d’un bon œil son fiston flirter avec cette fille. Christopher, pièce rapportée en phase de « dressage » et étalon reproducteur pour la famille Hewett n’a quant à lui pas renoncé à la belle Américaine. Si, en façade, il se métamorphose en homme d’affaires, à l’arrière-plan il s’affaire à conquérir Nola. Il se réjouit en apparence d’emménager dans un 200 m2 avec vue sur la Tamise mais trouve le bonheur dans le studio de sa très sensuelle maîtresse. Woody Allen n’a sans doute jamais été aussi convaincant dans la satire sociale qu’avec ce marivaudage où tout le monde en prend pour son grade. Match Point est avant tout un film politique.
4ème set : champ-contrechamp
A ce stade de l’histoire, Woody Allen aurait pu faire le choix de la comédie sentimentale jusqu’au bout en faisant en sorte que Chris se tourne définitivement vers Nola. Mais le réalisateur américain en décide autrement : son « héros » n’évitera pas la déchéance morale faisant rimer duplicité avec lâcheté. Au champ de la réussite sociale de Chris répond le contrechamp de son impasse sentimentale. Poussé par sa maîtresse à accoucher de la vérité et prié par sa femme de lui faire un héritier, Christopher se retrouve écartelé entre les deux camps. Il tente de gagner du temps, ce que suggère très bien la mise en scène toute en ellipses temporelles, mais en vain. Le film bascule alors de la comédie humaine vers le thriller à la Hitchcock.
5ème set : balle de match et coup du sort
Le mot chance est au centre du film. Il revient dans la bouche de tous les personnages. Le premier plan montre une balle de tennis hésitant à tomber d’un côté ou de l’autre du filet. Dans les dernières minutes, une scène construite de la même manière lui répond en écho. De quel côté tranchera le destin ? Dans ce cinquième acte, Woody Allen n’est pas sans rappeler le Polanski de The Ghost Writer, pour le suspense d’abord mais aussi pour l’ironie de la pirouette finale. Car si l’on s’attend à un lob de fond de court venant piéger notre Raskolnikov de service, c’est en fait un passing-shot le long de la ligne scénaristique qui vient, au fond de notre fauteuil, nous prendre à contre-pied.
Jeu, set et match pour Woody Allen.
Critique originale à lire sur lemagduciné