Je suis arrivé pile poil à temps pour voir ce film. Je suis arrivé devant trois bénévoles du cinéma - l'un des seuls qui permette qu'on y boive une Jupi en mettant les pieds sur trois fauteuils - je suis arrivé et je leur ai dit que passer un film roumain, sur le foot, un match de 1988 entre le Steaua Bucarest et le Dinamo Bucarest en Euro 2016, le tout avec la promesse d'une pizza maison à la mi-temps, je leur ai dit que c'était audacieux. Oh je les sentais moqueurs ces étudiants tout sourire d'avoir sauvé la soirée grâce à... deux spectateurs venus de nulle part.
Du coup, ambiance détendue du genou, on est là, tout seul, on est là pour l'OvNi. Jusque là, j'ai l'air - et pas que - d'un bobo blanc qui vient parce qu'il est curieux des soirées conceptuelles. Et franchement, je vous préserve de tous les spoilers, car ce film n'est qu'à la fois suspense poético-politique et prosaïsme météorologico-sportif, mais ce film est un bijou. Un bijou à l'humour nordique, un humour qui te dit "la vie c'est comme ça, pour nous c'est banal". C'est un humour ouvrier ou paysan mais avec une pointe de cynisme flegmatique qu'un exploité ne peut avoir sans être génétiquement conditionné à cette absurdité gesticulatoire dans un monde figé. Peut-être un film houellebecquien pour le coup, je ne sais pas.
Ce match... C'est quoi ?
Un tournant dans l'histoire de la Roumanie, déjà sclérosée par le statisme d'une tribune de dizaines de milliers de spectateurs qui ne sont rien d'autres que l'Armée roumaine de Cauescescu ?
Un exploit météo et sportif qui consiste à jouer ce match coûte que coûte alors qu'il neige sans discontinuer ?
Un dialogue filigranée entre un père, ancien arbitre ne regrettant rien, et son con de fils qui le fait chier avec ses films inutiles et chiants - des films roumains quoi ?
Une oeuvre d'art pour le FRAC de Seine-Saint-Denis ?
Un film sur la neige qui est la seule intempérie, à mon sens, à transfigurer le décor, le menant dans un vide, sans ligne de fuite, sans horizon, mais qui a toutefois l'implacable propriété de garder mémoire de toutes les traces ?
Je n'aime pas le football entre clubs. J'aime la neige. J'aime l'exotisme froid, au moins autant que j'aime les loosers - mais qu'on ne s'y méprenne pas : de loosers dans ce film, il n'y en a pas. La nullité n'est pas une perdition. J'aurais au moins appris ça. Mais ce qu'il s'est passé ce jour-là, dans ce match, est une puissante tragicomédie. Sur le chemin du cinéma, justement, j'entendais une personne dire, à la radio, que le match de football était un théâtre : à la fin, il y a une terrible nouvelle, des attentes déçues, du contact épique, des tirs inespérés qui n'aboutissent jamais et des gueules cassées, perdues sous le froid, trempées par l'effort et les flocons. Il se passera mille choses d'ici cette fin. Cette personne, à la radio toujours, disait qu'on ne pouvait que prendre parti dans un match sinon on ne vivait que la moitié du match. Dans ce match, il est difficile d'être partisan, de s'impliquer tellement tout nous paraît égal : des joueurs morts et inconnus, un contexte historique déprimant, des commentateurs qui s'en tapent, une réalisation pauvre et deux équipes en derby qui s'affrontent dans une indifférence vaillante totale.
Et au milieu de tout cela, il y a cet arbitre qui ne siffle rien, qui ne veut pas couper le jeu, qui justifie des tacles par derrière, tout ça, pour préserver l'harmonie du jeu. Les fois où les joueurs se chamaillent, la caméra détourne son regard sur les tribunes pleines à craquer mais vides de toute émotion.
Ce match retour est l'un des plus beaux films sur le football parce qu'il serait injuste de le réduire à cela, et, en même temps, il n'est que cela. C'est une naïveté et une spontanéité rare pour ce match censé être aux oubliettes mais qui, remis dans le contexte, dévoile tout un panel de réflexions qui dépassent largement le cadre du terrain - et en même temps, ce n'est qu'un match pour une psychiatrie collective.
J'ai passé une mi-temps à picoler, à bouffer de la pizza et à parler de la Chollima, équipe de Corée du Nord que j'ai réellement adorée voir jouer lors de la Coupe du Monde en 2010. Et que la reprise fut bonne lorsque, tous joyeux et embaumés par la bibine, nous rentrâmes des vestiaires. Nous aurons passé, pour le peu qu'on était, notre temps à commenter le match, à en rire infiniment, comme de vrais supporters, amoureux d'un match étrange, violent, primitif, sans respect mais infiniment vivant et valeureux. Il est peut-être là l'avantage dont parle si souvent cet ancien arbitre : avantage au jeu et à la rencontre.
Je dédie cette critique à Léonard_Lylye.
Et puis une p'tite photo pour finir et donner "en-vie", je t'offre ton nouveau fond d'écran : http://www.ecranlarge.com/uploads/image/000/646/original-690268-161.jpg