Métamorphose narcissique
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le 26 janv. 2024
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Todd Haynes a quelque peu papillonné entre les genres ces dernières années, du film pour enfant (Le Musée des merveilles) au film dossier (Dark Waters), en passant par le documentaire musical (The Velvet Underground) ; May December le voit revenir à ses premières amours, à savoir l’auscultation des névroses de la bourgeoisie américaine, où, comme dans Safe ou Loin du Paradis, la façade proprette de la suburb exige qu’on n’entre pas trop profond pour éviter de sombrer dans des abîmes.
En s’inspirant d’un fait divers réel, dans lequel une institutrice de 36 ans est tombée enceinte d’un élève de 12 ans, pour l’épouser suite à son incarcération, Haynes commence par déjouer tous les attendus d’un tel sujet. Son récit se concentre sur l’après, l’élève en question ayant désormais l’âge de l’épouse au moment de la rencontre, et leurs enfants se préparant à quitter le domicile pour l’université. L’arrivée d’une comédienne (Natalie Portman) venue rencontrer l’épouse (Julianne Moore, une fidèle du réalisateur) pour se nourrir de sa personnalité avant de l’incarner dans un film sur son histoire va remuer le passé, et surtout questionner le chemin parcouru.
Le parti pris volontairement bancal fera toute la saveur d’un film qui concentre le malaise sur la tension entre des passions lointaines et la possible réflexion qui pourrait désormais les supplanter. Alors que Loin du paradis ou surtout Carol opposaient le lyrisme et les élans du cœur aux lois du milieux, May December joue de l’écart temporel pour désactiver ces aveuglements. Écart entre les époux, mais aussi entre le présent et la rencontre, et enfin, entre les personnes et le personnage que se destine à incarner l’actrice.
La frustration est donc savamment entretenue par un réalisateur qui se concentra davantage sur la façade (une épouse obsédée par la pâtisserie et un voisinage qui ne cesse de lui en commander pour l’occuper, un graduation day qui concentre toutes les tensions) que sur les explosions sentimentales ou la catharsis destinée à alimenter les colonnes des journaux. Les mentions nettes de l’événement en question sont par ailleurs toujours reléguées aux media les plus putassiers, tabloïds ou téléfilms – et jusqu’à l’épilogue ne promettant rien de plus subtil de la part de la comédienne venue vampiriser cette famille. Cette froideur irrigue la mise en scène, clinique et sans pitié, jouant volontiers d’un cadre immaculé pour aller y traquer les failles, avec une image à l’ancienne légèrement floutée (on pense à l’esthétique 70’s de Brian de Palma) et une reprise du motif musical de Michel Legrand dans le formidable Messager de Joseph Losey, à la fois solennel et suranné (et connu par le public français pour servir de générique à l’émission Faites entrer l’accusé).
Oscillant entre l’empathie pour les aveugles et la fascination pour les vampires, le spectateur doit donc se frayer un chemin dans un univers instable, où les vérités n’auront pas réellement la possibilité de se formuler et d’éclater au grand jour. La liaison initiée par la comédienne ne semble être qu’une méthode d’approche supplémentaire, et le morceau de bravoure face à un miroir se cantonne finalement à un jeu de comédienne fière de sa performance. On ne peut s’empêcher de mettre en écho au rôle de Natalie Portman celui qui a fait d’elle une star, et qui la renvoie précisément à ce qui fascine ici son personnage : celui d’une adolescente de 12 ans aux prises avec des prédateurs adultes.
I’m naive. I’ve always have been. In a way that saved me, affirme l’épouse, emmurée dans une forteresse d’auto-conviction quant à une histoire d’amour que ne semble jamais avoir compris son propre mari, se réfugiant dans sa propre obsession, consistant à observer des papillons monarques dans l’attente de leur sortie de chrysalide… à l’image de ce film insidieux, qui fait de la frustration – des personnages, mais aussi du spectateur, un venin assez redoutable.
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le 24 janv. 2024
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