Rarement le côté méthodique de Wiseman dans l'observation d'une chaîne de processus au sein d'une institution aura été aussi efficace et approprié pour découper une suite logique d'actions unitaires et reconstituer au montage un mouvement de très grande envergure — en l'occurrence, tout ce qui fait passer les vaches de leur enclos aux morceaux de viande enveloppés dans du plastique. À ce titre, Meat est une très bonne version américaine de documentaires français sur le sujet comme Saigneurs (Vincent Gaullier et Raphaël Girardot, 2017) ou Entrée du personnel (Manuela Fresil, 2013), même si les séquences à l'intérieur des abattoirs font plus directement penser au film de Franju de 1949, Le Sang des bêtes, avec ce noir et blanc fort à propos pour limiter l'écœurement devant autant de barbaque fumante tout en conférant au sang encore chaud qui ruisselle abondamment aux pieds des ouvriers une couleur noire hypnotisante.
Toute la chaîne est respectée, avec la neutralité admirable qu'on connaît à la caméra de Wiseman : les parcs d'engraissement intensif (les fameux "feedlots" américains qui voient défiler des centaines de milliers de bêtes chaque année) dans lesquels des cowboys mènent le bétail, l'entrée à l'abattoir et la mise à mort, toutes les étapes de la chaîne de production (en prenant le soin de détailler le travail spécifique des ouvriers à chaque poste), le conditionnement avant empaquetage et enfin l'expédition dans les camions frigorifiques. La continuité du processus de transformation de la viande sur deux heures est d'une limpidité éclatante. C'est un film qui par son caractère objectif et respectueux de toutes les parties devait parfaitement convenir à l'entreprise industrielle de meatpacking du Colorado, propriété de la société Monfort depuis rachetée par le groupe ConAgra.
On retrouve le fil conducteur de l'intégralité des films de Wiseman : les séquences qui ouvrent des espaces de discussion, ici en l'occurrence pour expliciter les rapports hiérarchiques entre personnel et direction ainsi que pour contextualiser l'environnement économique de l'industrie. Un bonheur pour ceux qui apprécient les éléments garnissant un cadre plus large, en plus de circonscrire les enjeux aux années 1970. On a droit à la visite guidée des lieux proposée à des cadres japonais, les bureaux où les commerciaux laissent libre cours à leurs talents de négociateurs (à l'achat ou à la vente) par téléphone, quelques réunions techniques du conseil d'administration, et surtout un échange clé entre un représentation de la direction et des syndicalistes, pépite archétypale de l'optimisation du travail à la chaîne selon le point de vue patronal, opposant la réalité décrite par ceux qui travaillent et les objectifs abstraits de rentabilité qui passent par la réduction des temps mort, la diminution du personnel par poste, l'augmentation des charges de travail, etc. De la pénibilité en veux-tu en voilà...
Wiseman n'oublie pas pour autant son sens de l'humour, même si l'espace est particulièrement réduit ici. Un court passage sur l'élocution diabolique des commissaires-priseurs lors d'une vente aux enchères, un homme qui regarde un match de foot entre deux découpages de viscères sur un tapis roulant, un commercial envoûté par son invention (des jaunes d'œuf en tube) qui souhaite conquérir le marché européen, mais pas grand-chose de plus. En toile de fond, quand même, on entend parler de salariés qui s'inquiètent de l'évolution des fonds de placement censés garantir leurs retraites, et un dirigeant affirmer que "dans l'avenir, les guerres n'auront pas lieu pour la politique ou l'idéologie de manière traditionnelle, elles auront lieu sur le terrain économique, pour la nourriture et le pétrole". Glaçant.
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