Coup de cul
Un ballet incessant de fesses sur 3 heures (littéralement et vus sous les mêmes angles). Une histoire approximative dont on ne retient qu'une discussion elle aussi portée sur des fesses (histoire de...
le 24 mai 2019
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Difficile d’écrire sur Intermezzo. Ou bien l’on prête main forte au scandale en surfant sur la polémique, ou bien l’on crie au génie, probablement plus inspiré par l’opportunité de se démarquer que par le film en soi. Le film en soi, c’est peut-être le sujet le plus négligé par la critique au sortir de la projection cannoise, un seul mot à la bouche : Kechiche. Le poids qui tire la polémique vers le bas, c’est ce besoin irrépressible de raccorder tous les éléments du film à un facteur externe : la perversité de Kechiche, la misogynie de Kechiche, l’immoralité de Kechiche. Peut-être qu’à l’image des polémistes en vogue, le cinéaste se complait à faire parler de lui, en bien comme en mal. Peut-être que non. A vrai dire, puisque nous sommes ici pour parler de cinéma, peut-être bien qu’on s’en fout.
Quelques jours après les évènements de Canto Uno, le même groupe d’ami se prélasse sur la plage comme si nous ne l’avions jamais vraiment quitté, même endroit, mêmes visages, mêmes coiffures, même sable, même plage. Une jeune parisienne, happée par la tchatche et la liberté du groupe de Sétois, décide de les suivre en boite de nuit. S’en suit alors trois heures de danse débridée, de drague effrénée et d’entrelacements frénétiques sous les projecteurs. On parle peu, on chante, les regards se chargent du reste. Le temps est élastique, réanimant avec sa plasticité le postulat selon lequel le montage est une affaire de modelage. On travaille la matière, on la pétrit, on la tire, on la replie. Il en reste une forme imparfaite, un objet jamais totalement fini, aussi beau et palpable que ces corps pressés qui veulent sortir du cadre. En faisant corps avec son sujet, le film devient cuisse, il devient fesse, il devient sexe. Dans une lettre rendue publique, Kechiche se défend des accusations d’exploitation proférées par l’agente d’Ophélie Bau et conclut : « ce n’est après tout que du cinéma ». L’argumentaire est à lire (une note en bas de page vous redirigera vers la lettre)1 mais nous nous garderons de prendre parti. Lorsqu’à défaut de source sûre, il navigue sur les courants de la bien-pensance, le lynchage public laisse un petit gout d’amertume. Ce qui fait surgir l’hypocrisie (peut-être forcée mais véritable) du cinéaste, c’est bien cette formule : « ce n’est après tout que du cinéma ». Le film de Kechiche est contraignant : trois heures et demi, c’est long. Trois heures et demi d’une caméra qui déambule entre deux paires de fesses agglomérées, c’est encore plus long. Le dispositif se mouille, littéralement, dans l’organique. Alors l’étirement du geste finit d’exiger l’immersion du spectateur dans un espace liquoreux, dans le ruissellement des corps qui dansent et font l’amour. Le résultat a quelque chose d’un monstre : un film qui voudrait être un peu plus qu’un film. C’est bien la veine d’un assidu du palais cannois qui a fait tout ce trajet pour en voir, des films. Devant Intermezzo, on l’aperçoit dans son fauteuil à trépigner d’impatience et se mordre la lèvre inférieure, le genou bondissant de spasmes et l’humeur bouillonnante : « Mais quand va-t-on me raconter une histoire ? ». Il faut bien pourtant qu’un cinéaste émerge de la foule une fois tous les oublis pour rappeler que s’il ne s’agissait que de raconter une histoire, on parlerait, on écrirait peut-être. Seulement voilà, d’une part Kechiche fait du cinéma et, à ce titre, ne devrait en aucun cas pervertir son dispositif par l’usage unique du storytelling, d’autre part Kechiche n’avait même pas été déloyal : on nous avait promis un intermède, pas une histoire. Manifestement tout le monde n’apprécie pas qu’on lui colle sous le nez la boulimie d’un homme pour des corps botticelliens. Quinze minutes de cunnilingus dans les toilettes et on crie, on s’indigne. Juste Dieu, avec notre regard c’est notre confiance que ce Kechiche aura violée. Le premier opus promettait de justifier le sexe par la diégèse et la recherche esthétique, mais alors là, du sexe pour du sexe, c’est du porno ! Et pourtant c’est bien parce que le film dérange qu’il se garde d’en être. C’est que le porno suscite formellement une impression de déjà-vu : en artificialisant les corps, la technique, le jeu et l’acte en soi, il n’en reste qu’un objet codifié à l’extrême, cloné à l’infini. A force de réplique et d’ubiquité, l’objet achève chaque fois un peu plus de se déshumaniser. D’un côté la technique un peu spongieuse de Kechiche qui se gonfle au contact des corps, de l’autre un objet pornographique radicalement défini, artificiel et qui évolue, non pas en fonction de ce que veut son réalisateur, mais en adéquation avec les courants de fantasmes de son époque. Au bout de trois heures et demie de film, on retrouve notre assidu à la sortie du palais, celui qui bouscule pour passer devant les caméras et être le premier à aboyer : « Quelle merde ! Kechiche misogyne ! Pervers sexuel ! ». Il crie plus fort que les autres, qu’ils aient aimé ou non. Il crie si fort qu’on se demande s’il ne souffre pas plus de s’être fait plaquer sous le nez un fantasme qui n’était pas le sien, que du film en soi. C’est qu’il aurait dû s’épargner du chemin : sur internet on trouve du porno pour tous les goûts. Le même aboiement du censeur frustré résonnait déjà quand Diderot s’avançait d’un pas aussi hardi et révolutionnaire sur terre que celui d’Armstrong sur la lune. Il avait affirmé avec Les Bijoux indiscrets l’importance de l’exigence des femmes quant aux plaisirs sexuels étrangers à la procréation. Quelle infamie pour celui qui convoitait un objet muet que de l’entendre parler pour réclamer. Alors, qu’est-ce qui a changé ? Entrons-nous dans une période où le langage de transgression est si bien répandu parmi les hommes qu’à défaut de créer, on cherche surtout à choquer ? Peut-être simplement que le cinéma, art jeune, traverse la même histoire que les précédents médiums. A la lecture de Sade, on se douchait à l’eau bénite : c’était il y a deux siècles. En deux siècles la réaction des censeurs a bien peu changé, ils aboient souvent pour faire, à force d’amalgame et de rhétorique, graviter autour d’eux la machine à buzz. Préférons-donc ne plus nourrir la bête et retenons ce commentaire d’une femme devant les caméras d’AlloCiné2 au sortir du film : « on a jamais vu une aussi belle jeunesse que celle-là ». Pourtant son intervention reste noyée dans une troupe en colère qui se plaint de ne pas comprendre. Etait-il question de comprendre ? Ce dont on peut être sûr c’est que ceux qui ont cru bon de vouloir comprendre le film se sont, au moment même de la première séquence, entièrement fermés à l’objet. A force de tentative d’analyse ils ont soumis la toile à son opacité. Ils voulaient du matériel, du matériel pour consommer. La véritable force de contemplation est peut-être donc celle de cette femme qui voit un film brut, un film d’images, un film de corps et de musique, véritablement loin de l’actualité au point qu’il reviendrait à s’aveugler sur sa nature que de l’étiqueter à coup de « male gaze »3, de « misogynie » et de « pornographie ». Alors ce film, celui dont le langage est pur et déshabillé, qu’en est-il quand on s’y abandonne vraiment ? On peut être énervé par le comportement des personnages, on peut toujours s’insurger contre l’insistance et l’abjection du personnage d’Aimé soufflant à Amin : « on t’a chauffé une salope », mais on s’accorde à admettre que ce n’est pas là Kechiche qui parle. Alors ce qui nous marque ce sont les projecteurs, les lumières, les fesses, la musique cyclique, les gros plans, leur durée, la musique cyclique, les gros plans, leur durée, les fesses… mais le manège finit bien par s’arrêter. Nous sortons du cinéma avec la vague impression d’être saoul, d’avoir dansé, d’avoir fait l’amour toute la nuit. Et si nous pouvions voir, comme au sortir d’une boîte, le petit jour se lever sur nos yeux plissés au lendemain d’une projection entre deux heures et six heures du matin, nous y retournerions.
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Créée
le 13 nov. 2019
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