Voir un Abdellatif Kechiche à Cannes dans la salle Lumière m’apparaissait, avant même la projection, comme une expérience cinématographique unique. Force est de constater que je n’ai pas été déçu par ce que j’ai connu au terme du montage diffusé au cours de la 72e édition du festival. Trois heures trente éprouvantes certes, mais trois heures trente comme rarement j’en ai vécu sur grand écran et qui apparaissent comme d’autant plus importantes à une époque où la notion de cinéma est perpétuellement interrogée face à l’émergence des plateformes de streaming.


Car, avant d’être un film polémique, Mektoub My Love : Intermezzo est d’abord un film politique, autant de manière intra qu’extradiégétique. Difficile ainsi d’aborder un long-métrage qui ne sortira jamais comme tel en salle et qui, lorsqu’il atteindra les circuits de distribution, aura vu son visage bouleversé, amélioré ou déformé. Plus que jamais, visionner du Kechiche s’affirme comme une expérience unique, mentale, physique, cinématographique, déchainant les passions.


La politisation de l’œuvre découle de manière naturelle du premier opus du corpus Mektoub My Love mais s’affirme d’autant plus ici. L’ancrage temporel, l’été 1994, servait l’intrigue dans Canto Uno, il est ici outil du message et de la volonté portraitiste du cinéaste. Pour Kechiche il s’agit autant de retrouver que de fantasmer la douceur de vivre d’une époque où les débats autour de la compatibilité des valeurs de l’Islam et de la France ne se posaient pas, où la question d’un radicalisme de la religion n’était pas sur le devant de la scène.


Cette ambition de représentation transparaît dès les premiers instants du long-métrage alors que les protagonistes du premier opus rencontrent Marie, adolescente parisienne issue de la classe moyenne. La symbiose se fait immédiatement et notre héroïne s’intègre à leurs côtés de manière naturelle, rejetant du revers de la main tout communautarisme : le cinéaste filme une jeunesse française unique et indivisible. C’est dans ce contexte que la mise en scène s’affirme comme reflet de cette idéalisation d’une libération du corps féminin. Ainsi, les sulfureux cadrages sur l’anatomie des actrices incarnent autant le regard sexuel et pervers d’un réalisateur que la volonté de représenter le désir féminin des personnages féminins, libres de les assouvir.


Ce désir s’illustre en premier lieu à la plage où se déroule la premier séquence. La chaleur solaire, symbole du premier opus, revient le long de la première demi-heure, procédé pour permettre au spectateur de retrouver l’univers qu’il avait quitté il y a un an, le temps d’un été, mais aussi pour mesurer le poids dudit désir et de son importance. Les plans se multiplient alors que Marie discute avec deux garçons qui la draguent lourdement, alors que la tension sexuelle s’intensifie, jusqu’à ce que le sable et la mer soient remplacés par un torrent de sueur et de musique. Le jour laisse la place à la nuit et le spectateur croit dans un premier temps à une libération tant la boîte de nuit est d’abord perçue comme un échappatoire. Sensation analogue à celle des personnages qui éprouvent le même sentiment : toutes et tous pensent pouvoir profiter de l’univers nocturne pour fuir la réalité.


Mais, alors que les heures s’écoulent, le lieu oppresse autant qu’il excite ces corps. Kechiche parvient à plonger son public au sein de cette claustrophobie, volontiers pénible et éprouvante, lui faisant vivre cette confusion des impressions, entre euphorie et désagrément. Ophélie abandonne le mariage auquel elle est promise mais fait simultanément face aux conséquences de ses actes avant de se remettre à danser furieusement.


Cette lourdeur se fait d’autant plus sentir que le film est incomplet, un brouillon, un montage non-finalisé. Les raccords semblent approximatifs, l’étalonnage nécessite du travail, les faux-raccords s’enchainent. Le spectateur est envahi par la sensation d’une baisse de rythme, à l’image des personnages qui s’arrêtent de danser pour exprimer leur fatigue et leur volonté de rentrer chez eux, avant que tous ne soient de nouveau aspirés par le démon de la fête et retrouvent cette intensité perdue. Le long-métrage s’illustre comme une expérience en temps réel où chaque minute à l’écran devient une minute véritablement vécue par le spectateur. Chaque geste, chaque mouvement, devient alors d’autant plus puissant et porteur d’une force incommensurable, accentuant les réactions d’un public poussé dans ses propres retranchements.


La controversée scène des toilettes prend ses racines dans cette volonté d’une épreuve. Kechiche ne cherche pas tant à réaliser une scène d’amour que faire le portrait cru d’une relation sexuelle représentative d’une lutte, comme cela était déjà le cas dans La Vie d’Adèle. Lutte des pulsions de laquelle Ophélie sort victorieuse, obligeant son partenaire à la mener jusqu’à la jouissance sans rien lui donner en retour. Rarement le cinéma ne s’était autant intéressé au plaisir féminin et ce de façon réaliste, mettant de côté tout romantisme. C’est bien la victoire de la femme qui est ici mise en scène, l’assouvissement de son désir, au détriment d’un homme, laissé en plan, qui, lui, ne jouira jamais.


La question demeure cependant sur l’intention finale d’un réalisateur visiblement insatisfait de son œuvre dont il ne présente qu’une ébauche. Lorsque le film sera distribué, cette critique sera probablement rendue caduque tant le visage du long-métrage aura changé. Peut-être la séquence de boîte de nuit sera-t-elle raccourcie d’une heure ou deux, peut-être ne s’agira-t-il plus qu’un chapitre parmi d’autre au sein de cet intermède, atténuant cette impression de parenthèse épuisante qui lui conférait autant cette dimension de puissance que de douleur. Car, in fine, Kechiche s’est bel et bien dévoué à son titre, offrant au public cannois au cours d’une messe un véritable intermède, un produit totalement différent du premier opus, sur le fond comme sur la forme, magistral par sa capacité à aller au bout de ses intentions. Alors qu’il est incapable de dissocier le personnage d’Ophélie de son interprète, Ophélie Bau, le spectateur lui-même est inapte à s’échapper de cet enfer, obligé de subir, de concert avec la fiction, tout le désagrément de ce qui est visible à l’écran.


La fièvre est partagée par tous et le réalisateur, conscient de cela, filme chaque recoin d’un espace spatial limité jusqu’à l’hypnose. Une leçon volontaire de mise en scène en symbiose de manière paradoxale avec un montage confus et éprouvant qui en devient génial. Mektoub My Love : Intermezzo est l’histoire d’une nuit unique, sulfureuse et tortueuse, celle de la projection du film face à un public médusé et tendu. Par ce geste, Kechiche en revient aux racines du cinéma qu’il interroge et propose une expérience jamais vue, aussi approximative et hallucinante que l’étaient les premiers films des frères Lumière.

Little_Nemo
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le 26 mai 2019

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