Mémoires du sous-développement, outre son statut de grand classique du cinéma d'Amérique du Sud, est souvent considéré comme le film cubain le plus représentatif et estimé. Encore fort peu connu, je n'en attendais pour ainsi dire pas grand chose. Je sentais avant de commencer que je passerai un bon moment mais mon humble postulat a vite fait la place à un émerveillement face à un niveau qualitatif que je ne pensais pas rencontrer. Pour commencer, Mémoires du sous-développement répond aux thématiques habituelles d'un pays torturé par un douloureux passif. Cuba est à n'en point douter le pays le plus réputé d'Amérique du Sud pour ses troubles socio-économiques et bien sûr pour sa légendaire Baie des Cochons qui a failli être le théâtre d'une potentielle troisième Guerre Mondiale. Epoque de la paranoïa du nucléaire, du maccarthysme, du fameux rideau de fer, de la course à l'armement et bien évidemment de l'impérialisme rampant qui voulait s'emparer du continent de crainte que la propagande rouge ne le mette en péril. Bref, un contexte riche de tension que Tomas Gutierrez Alea va mettre en scène à travers les yeux d'un homme aux antipodes de la politique collectiviste cubaine et de la révolution castriste.
Sergio est le bourgeois à abattre et pire encore un rentier qui a été contraint d'accepter l'expropriation de ses domaines. Au final, sa seule source d'argent qui lui permet de garder un train de vie plus que confortable est l'argent qu'il a accumulé de ses anciens locataires. Incarnation du capitaliste, de l'argent facile, il contemple une société qu'il répudie du haut de son penthouse avec sa longue vue lui permettant d'assouvir son complexe de supériorité sur un peuple qu'il considère comme sous-développé. A ses yeux, les femmes sont idiotes et tout le monde vit bourré de contradictions dans leurs idées. Il est empli de questionnements intérieurs et de rage. Lui qui dénigre les prétendues contradictions, n'en est-il pas un en acceptant de rester sur le sol qui l'a vu naître ? Quand on ne se plaît pas à un endroit, pourquoi ne pas aller ailleurs ? Car Sergio ne tient pas à changer quoi que ce soit. C'est un gueulard type des pauvres âmes de Facebook qui refont le monde dans leur canapé sans bouger un doigt. Par certains aspects, je n'ai pu m'empêcher de penser au Jep Gambardella du sublime La Grande Bellezza. C'est peut-être ce rapprochement qui m'a fait tant aimer l'expérience.
Ainsi, nous serons amenés à suivre les pérégrinations de Sergio qui vit la crise des missiles, les manifestations violentes et tout le toutim. Par le biais d'images d'archives, c'est un voyage dans le passé loin du documentaire cliché. Là nous sommes dans un livre d'images intimistes tirés des souvenirs d'un homme détestable ayant la bonne gueule du salaud de service qui trompe sans remords sa femme. Si son intrigue est passionnante entre errances solitaires, accusations d'affaire de moeurs et baromètre politique, cette critique acide n'éloigne pas la plus grande qualité de Mémoires du sous-développement que l'on peut cataloguer comme la quintessence même du Septième Art. D'un point de vue personnel, j'ai eu face à moi l'un des plus beaux films visuellement parlant. D'un noir et blanc somptueux, Alea s'en donne à coeur joie et nous sert sur un plateau d'argent une leçon de cinématographie. Plans léchés à tomber à la renverse, fondus, jump-cut, champ-contrechamp, travail de perspectives, plongées/contre-plongées, on est surpris devant la richesse inattendue de ce que le cinéaste nous propose.
Et au-delà de ça, Mémoires du sous-développement se fond dans l'art "noble" des tableaux, peintures et sculptures qui sont omniprésents. Le sens du détail est là et même le jeu des acteurs laisse ressortir l'amour du théâtre. Un exemple simple : face caméra au centre du cadre, une femme ouvre les deux grandes portes d'un air fier affublée d'une magnifique robe et un tableau à ses côtés. Voilà ce qu'est l'art cinématographique. Il s'éloigne du statut éhonté de simple divertissement pour devenir un tableau en mouvement d'un raffinement sans égal. Le merveilleux du visuel est le yin du comportement détestable de Sergio qui en est le yang.
Mémoires du sous-développement est un long-métrage qui se vit pleinement, instructif et devrait être montré à tout ceux qui sont en école de cinéma. Et je n'ai aucune honte à le dire, on a là un chef-d'oeuvre d'importance, l'incarnation même de ce que l'on peut appeler Septième Art avec un grand A.