Memoria d’Apichatpong Weerasethakul vient de faire son entrée dans la Compétition du Festival de Cannes 2021. Avec son style habituel aussi ésotérique que tellurique, il place la barre très haut, pour une expérience toujours aussi intense.


Certes, on peut le dire d’entrée, toutes les pistes de lecture ne sont pas compréhensibles au premier regard : tant dans l’émotion provoquée que dans la construction d’une pensée. Mais la sève de l’hypnose se situe-t-elle dans ce versant-là de l’étude? C’est un voyage. Une odyssée. Avec Memoria, le cinéaste continue de tracer le chemin qui est le sien : celui de l’écoute du souffle d’un monde, où le fantôme du souvenir prend des formes spectrales bien particulières et où errance et mystique ne font qu’un. C’est un film sur les vibrations, le dessin d’un monde en mutation, ou même l’obsession d’un traumatisme : les vibrations qui sont intimes, parcellaires, tout comme celles qui sont collectives. D’emblée, l’introduction du film nous plonge dans ce récit moite où la torpeur n’est jamais éloignée : une femme se lève en pleine nuit à cause d’un bruit sourd, une détonation dont la provenance s’avère inexpliquée.


Dès la première séquence, avec ce bruit non identifié, ces plans fixes vertigineux, ce vide fantomatique et cette mise en scène à la lenteur affichée, l’œuvre prend des allures de film apocalyptique. C’est un univers qui va bientôt peut-être s’éteindre devant nos yeux, ou alors c’est un chant du cygne qui ouvre ses portes au personnage de Jessica. Une très grande scène de cinéma. Mais ça ne sera pas la seule. Constitué de deux parties distinctes, une plus urbaine et réflexive, une autre plus naturaliste et méditative, comme on peut en avoir l’habitude chez le cinéaste, Memoria est un bloc qui se vit d’une traite : où l’on scrute alors Tilda Swinton errer dans un Bogota silencieux, aussi luxuriant que tamisé, et chercher la provenance de ce bruit, telle la foudre qui aurait frappé son âme.


Ce bruit, fil rouge conducteur de l’œuvre, est comme un écrin de possession, une obsession : un matériau qui lui permet de saisir son lien avec son milieu originel. D’où sa volonté de cartographier le bruit avec le jeune Hernan, ingénieur du son : sublime scène minutieuse d’émotion et de tension horrifique, où un monstre invisible prend petit à petit forme devant nos yeux. Car le film place son personnage non pas dans une recherche d’indices, mais dans un enracinement où chaque acte de l’Homme a sa propre importance, et plutôt dans une quête de lien, soit avec les autres, soit pour rentrer directement en communion avec son environnement qui s’avère d’une modernité dévitalisée.


Et pour ce faire, Apichatpong Weerasethakul n’a pas son pareil : la rigidité de ses plans figés n’est qu’un mirage tant tout semble se mouvoir et se déplacer : est-ce le personnage qui avance ou est-ce le décor qui l’entoure qui se déploie autour de lui ? Ou les deux en même temps ? Pourtant le film, statique et flamboyant, est en perpétuel mouvement : d’une femme vers soi-même, du présent qui veut faire frémir le passé et d’une reconnexion d’un monde vers un autre. Un besoin de se détacher d’un trop plein d’informations qui pourraient anesthésier toute notion de mémoire et de bascule : la rupture se fait là, de cette première partie presque nocturne, aux versants d’épouvante qui se joue du hors-champ, et qui rappelle le Jacques Tourneur de Vaudou ou La Féline, à une deuxième partie, avec le deuxième Hernan dans la foret amazonienne au calme tétanisant, pour un retour aux sources vers une Nature en besoin d’oxygène.


L’homme, sa mémoire et la nature ne font qu’un avec la mort et les vibrations d’un monde qui s’échappe devant nos yeux. Pour que nous touchions du doigt, le temps d’une incroyable scène d’incrustation de l’âme d’un homme avec son décor mystique et naturel, l’évaporation d’une obsession pour enfin voir, dans le visage de Tilda Swinton, l’apaisement et la compréhension d’une nature, espace de revitalisation et de paix. Il serait bien audacieux d’assener des indices de lecture tant l’œuvre est un voyage sensoriel qui laisse pantois devant sa beauté plastique et sa quête fantomatique d’une puissance hors du commun.


Article original sur LeMagduciné

Velvetman
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le 19 nov. 2021

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