Le film qui m'a fait découvrir le cinéma coréen, et qui, même si je l'ignorais alors, trônerait encore longtemps comme un de ses représentants les plus légitimes. Dans le courant des années 1980, le cinéma coréen a profité de la libéralisation politique pour lancer sa « nouvelle vague » qui, découlant directement d'un relâchement des pressions militaires, allait faire de ces contraintes longtemps endurées, la première pierre d'un cinéma hautement subversif qui a appris à rester subtil pour pouvoir continuer d'exister. Ce qui est étonnant et remarquable, c'est cette capacité des cinéastes coréens à avoir su retranscrire les bouleversements sociétaux dans les interlignes de films qui ont toujours su dépasser leur genre de base afin de titiller les réflexes cognitifs du spectateur. En effet, si on peut se contenter d'apprécier le thriller, qui justifie à lui seul bien des éloges, ce serait passer à côté de quelque chose de plus grand, de plus féroce et de plus génial.
Sorti en 2003, Memories of Murder s'inspire des crimes commis par le premier serial killer coréen. D'emblée, avec le choix du sujet, on saisit tout le cynisme de Bong Joon-Ho qui rappelle que le calquage d'un modèle implique également d'en adopter les côtés les plus sinistres; et c'est d'autant plus vrai, d'autant plus extrême lorsque cette adaptation se fait en accélérée, comme ce fut le cas en Corée. Le génie de BJH est de mettre toujours le scénario au service des implicites à peine masqués qu'il glisse avec une telle aisance qu'on est parfois à la frontière du subliminal. Sans se détourner un instant de son intrigue haletante, il parvient à y intégrer un réquisitoire des plus violents contre la police, mais surtout — et parce qu'elle en est le reflet — contre un morphisme social déréglé et aveugle.
Tout l'enjeu du film repose sur le parallèle entre la vieille et la nouvelle Corée, la ville et la campagne, qu'évoque ici clairement l'opposition de style entre, d'une part le détective local et son associé, opportuniste pour l'un, violent pour l'autre, et d'autre part le spécialiste envoyé par Séoul, rigoureux et méthodique. On pourrait croire à un éloge de la modernité qui semble gagner la Corée tant le fossé apparaît gigantesque dans la concurrence policière nettement à l'avantage du Séoulite, mais c'est sans compter sur la permanente impasse qui barre la résolution de cette affaire, et qui, petit à petit, réunit dans l'échec les méthodes scientifiques comme les solutions radicales et brutales à coups de high-kick. C'est justement dans la rupture de la linéarité de cette opposition à sens unique que va résider le nœud dramatique du film. C'est à travers cette défaite totale de la Raison et, par extension, de la civilisation qu'on perçoit le cynisme effroyable que constitue la renversante conclusion du film.
Au-delà de ce regard lucide et inquiet sur un pays en quête de repères, Memories of murder est, sur le plan strictement cinématographique, un chef d'œuvre d'une telle richesse et d'une telle inventivité, qu'une analyse séquentielle serait nécessaire pour mieux mettre en lumière cette maîtrise totale de l'outil cinématographique qui permet à Bong Joon-Ho de mettre sa connaissance des codes au profit de leur redéfinition permanente. Si les genres au cinéma sont autant de langages, on est sans nul doute avec Bong Joon-Ho en face d'un des plus grands polyglottes. Alors que le thriller a longtemps été le pré-carré du cinéma américain, qui faute de concurrence a commencé à s'essouffler à l'orée du nouveau millénaire, sans que personne ou presque ne s'en insurge, Bong Joon-Ho se permet de mettre une violente gifle, une leçon de cinéma à qui croyait que le thriller était en perdition et mieux, à qui croyait qu'il ne pourrait jamais être autre chose qu'une addition d'éléments qui lui sont propres et qui le définiraient. A rebours, Bong Joon-Ho ose une oeuvre protéiforme incroyablement drôle dont l'apparat burlesque est le reflet le plus représentatif des grands écarts qui font sa teneur et sa puissance.
Memories of murder est l'œuvre d'un funambule, qui a compris que le nécessaire n'était pas de trouver l'équilibre, mais de le trouver là où il est le plus difficile à tenir, non pas seulement à cause de la durée qui joue contre lui, mais par la force des a priori qui, nourris de suffisance et d'habitude, refusent de croire qu'on peut encore créer, inventer, réinventer, qu'on peut encore faire du cinéma l'avant garde du langage de demain.