Constat cruel face à la singularité d’une œuvre : voici un bien beau film qu’on a bien du mal à recommander, tant il risque de déchaîner des réactions hostiles qu’on pourrait presque considérer légitimes.
Mes Provinciales est le film le plus français qu’on puisse imaginer, et se paie le luxe de remettre au (dé)goût du jour toute une tendance du cinéma hexagonal telle que la Nouvelle Vague l’imposa : excessivement littéraire, nombriliste, verbeux, long (2h15), érudit jusqu’au name dropping, par instant un peu faux et furieusement méta.
Ces arguments pour le honnir étant posés, il convient de questionner ces partis-pris. Dans ce récit initiatique à probable valeur autobiographique, Jean-Paul Civeyrac pose avant tout un regard sur la jeunesse éprise d’art. Ces étudiants montés à la capitale pour étudier le cinéma et réaliser des films sautent le pas : les cinéphiles lettrés font l’expérience de la pratique. Les longues scènes de dialogue sont avant tout l’autopsie d’un état aussi bouillonnant qu’illusoire, de ce moment clé ou l’adolescent pense être arrivé à maturité parce qu’il a lu beaucoup de livres, et peut les citer au gré de conversations avant tout théoriques.
Les phrases sont souvent insolentes, péremptoires et riches : on cite Novalis, Barnet et d’obscurs cinéastes Russes, et l’on semble justifier, au détour de certains échanges, les choix en vigueur dans le film encadrant : littérarité et détachement des personnages, fausseté, de temps à autre, de leur caractérisation. Le cinéma y est présenté sous sa forme absolue : un œuvre qui pourrait transformer le rêve en réalité, changer le monde, lui rendre sa dignité, l’expliquer. Autant de perches lancées au spectateur qui prend vite conscience que si telles sont les ambitions de Civeyrac, elles sont au mieux présomptueuses, au pire illusoires et contre-productives.
Mais les ébauches de parcours qui se dessinent révèlent en réalité un regard autrement lucide. Etienne, le protagoniste à l’auto-dénigrement « coquet », pour reprendre une remarque avisée qu’on lui fait, va surtout apprendre à se regarder en face. Sa fascination pour Mathias, étudiant incandescent, rimbaldien et sans aucune aptitude pour le compromis, est un leurre sur son parcours : c’est un personnage plus qu’une personne, et lorsqu’il se met à nu, c’est pour mettre au jour une fragilité dévastatrice. Etienne contemple avec recul les siens, se croit amoureux et fidèle tout en papillonnant, tombe amoureux de celle qui lui résiste, assiste, en pivot taiseux de sa communauté, aux différentes options qui s’offrent à l’impétrant créateur : la tendance du moment, la stérilité du génie, les pas de côté, l’idéologie engagée, l’accès laborieux au compromis par rapport au sublime fantasmé.
Un au-delà du discours tapisse ainsi Mes provinciales, dont la polysémie du titre est d’ailleurs éloquente : la référence à Pascal, explicite, est doublée des origines géographiques de la plupart des étudiants, et particulièrement des conquêtes amoureuses du personnage principal : ce sentiment intimidé des nouveaux venus dans la capitale nourrit la conviction qu’il faut parler haut et fort pour donner le change, quitte à le faire comme les livres et sonner faux.
C’est donc dans les interstices que se loge l’émotion réelle qu’abrite Mes provinciales : la musique, (Bach ou Mahler, sublimes) ce langage qui se passe des mots, l’écoulement du temps dans un recours aux ellipses et fondus enchaînés sur des séquences de plus en plus arbitraires et courtes, et le regard d’un jeune homme qui, progressivement, se dilate : d’étonnement, de doute, d’effroi ou d’humilité face au monde. L’épilogue, riche d’ambivalence, le montre ainsi embarqué dans une vie plus conventionnelle sur laquelle, imperceptiblement, le temps commence à s’installer ; mais la maturité nouvelle lui permet aussi d’offrir un nouveau regard, d’abord dans le café sur toutes les générations, de la quinqua qui s’engueule à la mère avec son enfant, et jusqu’aux étudiants érudits qui, déjà assurent la relève de l’idéalisme universel propre à un âge qui n’est plus le sien. Dans son appartement, enfin, pour une ouverture qui cite un plan d’un film (La porte d’Ilitch, de Marlen Khoutsiev) qu’il avait autrefois admiré avec ses comparses, et qui, sur un retour de Mahler, révèle en un même mouvement la pureté d’une émotion et l’acuité du regard d’un cinéaste en devenir.