Who Killed Edna Druce ?
Troisième expérience d'Hitchcock dans le parlant, Meurtre se révèle plutôt réussi, à défaut de figurer dans les plus grands films du maître, et ce même si on se limite à sa période anglaise...
le 13 mai 2014
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Une ouverture magistrale : un cri, un chat qui s’enfuit, un travelling horizontal qui montre les habitants passer successivement la tête par la fenêtre, puis une incursion dans la chambre du crime où, dans un silence assourdissant, les visages des personnages immobiles apparaissent, déconfits. En voilà, une entrée en matière !
Meurtre est le dixième film réalisé par Alfred Hitchcock, et seulement son troisième parlant. Après un Chantage satisfaisant qui aura posé les fondements de son exploration du film d’enquête, le futur maître du suspense accouche d’une œuvre formellement irréprochable. En partant d’un simple meurtre dont on tient directement le parfait coupable, une jeune femme ténébreuse que tout accable, Hitchcock se permet une réflexion sur le système judiciaire avec une réunion de jurés aux allures de Douze hommes en colère avant l’heure, mêlée à un parallèle pertinent entre théâtre et réalité.
Après cette ouverture fracassante, le film lorgne donc vers le huis-clos où des jurés débattent autour d'une table de la culpabilité de la jeune femme suspectée. Alors que tous s’accordent à la condamner, l'on découvre le personnage de John Menier, acteur de théâtre, qui refuse d’aller si vite en besogne et qui se lance dans la défense impossible de l’accusée. Chaque personnage incarne évidemment un archétype d'être humain (le sentimental, l'impassible, le benêt, le manipulateur, le réfléchi, etc). Si à l’inverse du film de Lumet, le procès est rapidement expédié, l’enquête n’en est qu’à son balbutiement. John, face à une justice qui fait la sourde oreille, prendra lui-même à partie certains jurés, les ramenant sur les lieux du crime ou discutant à l'occasion d'un dîner dans le but de contrer leurs arguments respectifs et les rallier un à un à sa cause.
La réussite d’un tel film tient évidemment à ses dialogues et son écriture au cordeau. Si Hitchcock n’atteint pas les sommets dramatiques de Douze hommes en colère – je force encore la comparaison, mais elle me semble inévitable –, son film parvient tout de même à tenir en haleine le spectateur pendant plus d’une heure et demie malgré quelques baisses de rythmes malheureuses, notamment durant la deuxième partie consacrée à l’enquête. La gestion du suspense n’est donc pas irréprochable, et c’est ce qui empêche Meurtre de décoller réellement ; mais la maîtrise technique et la volonté de voir John Menier élucider le mystère l’emportent assez aisément. Aussi, le fait de questionner à plusieurs reprises la supposée coupable, de voir ses réactions lors des interrogatoires sans savoir si elle cache quelque chose ou si son air débonnaire est purement naturel, ajoute indéniablement sa part de mystère à l'affaire. Parce que finalement, si John affiche sa certitude quant à son innocence, le spectateur, lui, n'en sait rien.
Le montage est à lui seul une leçon de cinéma, parfois ultra-cuté, passant en un battement de cil d'un visage à l'autre pour rendre compte de la frénésie des joutes verbales. La caméra est tantôt proche, pour témoigner de l'asphyxie dans laquelle est poussé le protagoniste, seul contre tous ; tantôt éloignée, filmant horizontalement la tablée dans son ensemble ; sans parler des zooms avants et arrières qui illustrent la progression ou la régression du débat, ou des jeux d’ombres qui eux aussi soulignent l’avancée de l’enquête et l’approche du dénouement (avec ce superbe plan où la tombée du jour fait grossir l’ombre de la potence sur le mur de la prison, annonçant la probable condamnation).
Par ailleurs, Hitchcock utilise la musique de manière étonnante. Aux longs silences qui ponctuent les réflexions collectives, s’immiscent quelques passages d'explosion musicale qui accompagnent les réflexions personnelles de John, et qui s’interrompent brusquement dès qu’un autre personnage le sort de ses rêveries philosophiques pour le ramener à la réalité du débat (la scène de rasage, devant le miroir, sur l’ouverture de Tristan & Isolde de Wagner, est assez géniale – et j’en profite pour remercier Alfred de me l’avoir dissociée de cette infamie qu'est Melancholia, et qui m'avait presque rendu cette merveille inaudible... rendez-vous compte de la profondeur de la cicatrice).
Hitchcock a l’intelligence de varier les tableaux, d’aérer son intrigue et de ne pas s’enfermer dans un huis-clos difficile à tenir sur la longueur (on va du tribunal à la maison du crime, en passant par une salle d’interrogatoire à la froideur carcérale). Aussi présente-t-il une petite ville à l’esthétique expressionniste, rappelant les décors en carton-pâte de certaines grandes productions allemandes du muet. En donnant à son film une volontaire impression de fausseté et de théâtralité (par les décors, donc, mais aussi par le jeu des acteurs, voire la structure narrative en actes facilement distinguables), il offre une subtile mise en abîme à sa réflexion sur la frontière entre théâtre et réalité.
Cette réflexion est facilitée par la profession d’acteur du protagoniste, John. Son point de vue est unique par rapport aux autres, parce qu’il se sert du théâtre comme un outil pour éclaircir l’enquête. Ainsi dit-il lui-même : au théâtre, j’ai « appliqué la technique de la vie à mon art. Aujourd’hui, le procédé est inverse : j’applique la technique de mon art à un problème de la vie. Et mon art n’est pas satisfait. » Il transpose constamment ses expériences de la scène à ses expériences de la vie réelle, afin que les leçons tirées d’un côté lui servent de l’autre, et inversement. Alors lui vient une idée brillante : écrire une pièce parallèlement à l’enquête, qui reprendrait le même fait divers, les mêmes personnages, le même déroulement ; et analyser ensuite, en tant qu’auteur, comment il aurait entrelacé l’intrigue pour brouiller les pistes, et par là dénouer la situation analogue dans la vie réelle. Comme au théâtre, il « distribue des rôles » aux personnes impliquées ou témoins du crime, et examine si leur version de l’histoire aurait été cohérente s'il avait fallu la jouer sur scène.
« En tant que dramaturge, je trouve que [l’argument du] cognac n’a pas été suffisamment exploité », conclut-il par exemple. « Mais la justice n’a pas le sens du drame, n’est-ce pas ? » — « La vie est moins tendre que les auteurs. »
Le final, reprenant cette idée de parallélisme, est en ce sens magistral. Tout aussi exemplaire que pour l’ouverture dans sa mise en scène, Alfred Hitchcock conclut son enquête et par là son film d’une main de maître. Un maître, sinon encore du suspense, au moins, et c’est indéniable, de la caméra et de la tension dramatique. Et au regard de la faiblesse globale de ses réalisations précédentes (hormis le très bon Cheveux d’or, sorte de « Nosferatu hitchcockien »), on ne peut qu’être heureux d’assister enfin à la naissance du grand cinéaste qu’il deviendra.
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Créée
le 24 janv. 2019
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