Un petit saut dans le temps pour cette intégrale Dreyer (voir Le Président – 1918), qui sera achronologique (si, je vous assure, le mot existe, je l'ai lu chez Deleuze !). Nous sommes cette fois en 1924. Michael est son sixième long métrage. Après Il était une fois (d'après la pièce d'Holger Drachmann), il adapte ici un roman d'Herman Bang, l'une des figures majeures de la littérature danoise de la fin du XIXème siècle, disparue il y a tout juste cent ans. L'intérêt des commémorations est parfois de permettre la résurrection d'œuvres mal connues ou oubliées. Phébus a eu cette heureuse initiative avec Bang, puisque l'éditeur propose à la vente depuis janvier deux bijoux de cet auteur : Les quatre diables -porté à l'écran par Alex Christians, Robert Dinesen, Alfred Lind et Carl Rosenbaum en 1911, puis par Murnau en 1928- et Mikaël (selon la graphie originale). Ce dernier est un texte semi-autobiographique dans lequel l'écrivain analyse ses blessures et souffrances nées de son amour non partagé pour un jeune homme, Fritz Boesen.
La version de Dreyer est la seconde transposition du livre de Bang au cinéma, après celle de Mauritz Stiller, qui en tourna une en 1916, sous le titre Vingarne (photo). A l'origine du projet, on trouve la volonté du directeur de la Universum Film AG (UFA), Erich Pommer (on lui doit d'avoir produit, entre autres, Le cabinet du docteur Caligari, La découverte d'un secret, Les trois lumières, La terre qui flambe, Docteur Mabuse : le joueur, Le fantôme, Les Nibelungen : la mort de Siegfried, Le dernier des hommes, Tartuffe, Faust, Metropolis, Les espions, L'Ange bleu, Liliom, L'auberge de la Jamaïque...), de travailler avec le cinéaste danois, qu'il regrettait d'avoir éconduit quelques années plus tôt, à l'époque où il dirigeait la Decla-Bioscop. Dreyer souhaitait alors qu'il finançât Aimez-vous les uns les autres.
Pour cette collaboration, plusieurs adaptations furent envisagées. Le choix de Pommer -motivé par le succès rencontré par Michael en Allemagne à sa sortie, en 1904- n'était probablement pas celui qui avait la préférence du réalisateur. C'est du moins ce que laisse entendre de manière détournée une interview de Dreyer publiée dans le journal Hver 8. Dag (6 novembre 1924) : I do not find Mikaël to be Bang's best novel. There is so much tinsel in it, so much of the external. But it has a grand and beautiful line. It contains pure tragedy, it is carried by true melancholy and is filled with a compressed atmosphere. Il n'empêche, il ne fait aucun doute qu'il se laissa convaincre assez facilement, car il avait déjà envisagé de porter à l'écran un autre roman de cet auteur (Tine) qu'il admirait. Il l'avait même rencontré à l'époque où il était journaliste au Politiken.
Hormis quelques aménagements (une représentation théâtrale est remplacée par un ballet, par exemple), Dreyer rédigea un scénario fidèle au texte original. Ce script, comme tous ceux de la UFA, fut supervisé par Thea von Harbou, la femme de Fritz Lang, pour lequel elle venait d'écrire Les Nibelungen. La jeune femme remania ce texte, ainsi qu'en témoigne une note écrite par le cinéaste sur la page de garde d'un manuscrit conservé à la Cinémathèque danoise : Ce manuscrit dactylographié a été écrit à l'initiative de Pommer par Thea von Harbou, mais n'a pas été utilisé. Nous avons travaillé à partir de mon propre manuscrit.
Mais Dreyer ne céda pas à la pression. Ce qu'il confirma bien des années plus tard dans un entretien accordé à Michel Delahaye publié en 1965 dans les Cahiers du cinéma. Au journaliste qui relevait la présence de la scénariste de Metropolis au générique de Michael, il répondit, non sans une pointe d'ironie : C'était la protégée de M Erich Pommer, alors... Et c'était une autorité, chez M Pommer, que Thea von Harbou. En tous cas, quoi qu'il en soit de son intervention, j'ai été autorisé à la considérer comme une intervention de principe et à réaliser mon film conformément à mon propre scénario.
Ce film s'inscrit dans un courant du cinéma allemand des années 1920, le Kammerspielfilm (littéralement un film de chambre, par analogie à la musique de chambre), un genre respectant la règle des trois unités du théâtre classique : temps, action et lieu. Cette dernière connaît cependant ici quelques exceptions : au moment de la représentation du Lac des cygnes à l'opéra, à l'occasion d'un court plan dans la neige où Michael attend la princesse Zamikoff (photo), ou lors du combat singulier entre Adelsskjold et le Duc de Monthieu (photo)...
Par son sujet, Michael occupe une place à part dans la carrière de son auteur. Il eut souvent l'occasion de dénoncer le traitement inique réservé aux femmes par les hommes. Ce fut le cas dès son premier long métrage, Le Président. Le propos de Pages arrachées au livre de Satan n'est pas différent. A travers le destin de plusieurs femmes au cours de l'histoire, Dreyer montre que le diabolique se conjugue au masculin, pour reprendre une expression de son biographe, Maurice Drouzy, qui ajoute plus loin : Reines ou paysannes, mères ou vierges, épouses ou amantes, femmes d'hier et filles d'aujourd'hui, ce sont elles qui subissent le joug d'une société invariablement patriarcale. Une manière, pour le cinéaste, de rendre justice à sa mère, Joséphine Nilsson, qui fut séduite et abandonnée par deux hommes, avant de disparaître tragiquement, alors qu'elle essayait d'avorter (voir Le Président).
Le rapport de force inverse, celui d'une femme despotique, n'est pas absent de son œuvre. Ainsi La quatrième alliance de Dame Marguerite met-il en scène un jeune pasteur asservi par une femme beaucoup plus âgé que lui.
Le croisement des deux thèmes apparaît également dans sa filmographie. Le maître du logis (1925) en est un parfait exemple : Viktor Frandsen, le personnage principal de cette adaptation d'une pièce de Svend Rindom (La chute d'un tyran), traite son épouse Ida en esclave, avant de subir lui-même l'intransigeance de Mads, son ancienne nourrice.
Le sujet de Michael, la tyrannie –plus ou moins consciente- exercée par un homme sur un autre, paraît donc unique chez Dreyer (je reste prudent, car je n'ai pas encore vu tous ses films), même si on retrouve ici des principes qui imprègnent ses plus grandes réalisations : le don de soi, le pardon, la rédemption.
En poussant l'analyse plus à fond, on peut cependant comprendre ce qui a conduit le cinéaste à accepter le projet d'Erich Pommer, outre son admiration pour Bang. Il n'est pas impossible, en effet, qu'il ait vu dans le comportement de Michael le reflet de sa propre ingratitude à l'égard de son père adoptif (sentiment symbolisé ici par le tableau de Zoret, César et Brutus), qu'il laissa mourir sans prendre le temps de lui dire adieu. En ce sens, Michael serait une manière d'évacuer sa culpabilité. A ce titre, il pourrait donc être regardé comme l'une de ses œuvres les plus personnelles, avec LePrésident. D'ailleurs, Dreyer souffrit longtemps de la disparition de ce film. Quand il fut redécouvert, il confia à Michel Delahaye : Pour moi, ce film compte beaucoup, même si je le vois maintenant avec des yeux un peu différents.
Michael se distingue par sa stupéfiante beauté plastique. C'est une constante chez cet auteur. J'ai déjà relevé cette qualité pour Le Président. Et sans doute ne cesserai-je de me répéter lorsque j'aborderai son œuvre... L'esthétique du film doit évidemment beaucoup à la photographie du grand Karl Freund. J'ai eu l'occasion d'évoquer succinctement la carrière de cet opérateur de génie lorsque j'ai rendu compte du passage au Cinéma de minuit de Double assassinat dans la rue Morgue, de Robert Florey, en août dernier. Les films auxquels il collabora –entre autres Le Golem, La fin du duc de ferrante, Tartuffe, Metropolis- et ceux qu'il mit lui-même en scène (Les mains d'Orlac, par exemple) sont des références absolues du cinéma expressionniste.
On ne sera donc pas surpris que l'intérieur de Zoret, d'inspiration gothique, chargé de meubles, d'objets, de tentures, de sculptures monumentales qui semblent tout droit sorties d'un film d'horreur, s'inscrive parfaitement dans ce courant. Tout comme certains effets de lumière -voir l'ombre gigantesque du bibelot chinois, une sorte de dragon, projetée sur le mur d'un salon de l'appartement du peintre (photo)- ou associations d'images, au symbolisme puissant, tel le final de la scène du duel entre Adelsskjold et le Duc de Monthieu (photo), où la caméra glisse lentement du visage de ce dernier, étendu à terre, vers une croix émoussée et renversée.
Dreyer et Freund auraient pu faire le choix d'un traitement impressionniste de leur sujet. Le nom du personnage principal, Claude Zoret, est en effet une allusion à peine voilée à Claude Monet. On dit par ailleurs que ce dernier qualifia Herman Bang de premier écrivain impressionniste. Cette dimension n'apparaît que par petites touches, principalement dans les séquences situées en extérieur, qui seraient signées Rudolf Maté -La passion de Jeanne d'Arc, Prix de beauté, Vampyr, Liliom, Correspondant 17, Gilda, La dame de Shanghai- selon Maurice Drouzy : Les scènes d'extérieur, très peu nombreuses et sans air, pour ne pas rompre l'atmosphère étouffante de l'œuvre, furent tournées par Rudolf Maté. Un propos contredit par le cinéaste lui-même : L'opérateur en titre était Karl Freund. Mais il fut obligé de partir, car on l'avait mis sur un autre travail. C'est alors qu'on m'a proposé Rudolf Maté pour faire les dernières prises, qui étaient constituées principalement d'intérieurs. Quoi qu'il en soit, l'orientation esthétique retenue donne une force expressive à cette histoire que n'aurait sans doute pas permis d'atteindre la vibration évanescente d'un éclairage impressionniste.
Les décors de Michael sont assez inhabituels. Certes, comme dans les autres films de Dreyer, leur conception exprime la même volonté d'établir une relation entre la personnalité des personnages et leur environnement. Mais ils sont ici très loin du dépouillement qui caractérise la plupart de ses œuvres. La demeure de Zoret, et plus encore l'appartement de Michael (photo), surchargés, incarnent l'esprit fin de siècle, vaguement décadent. Leur composition est le fruit du très beau travail d'Hugo Häring, l'un des théoriciens de l'architecture organique et l'un des membres fondateurs du collectif Der Ring. Il s'agit là de son unique expérience dans le monde du Septième art : Il n'avait jamais fait de décors de cinéma, et par la suite il ne devait plus en faire, car, après Mikael, il est retourné à son vrai métier d'architecte. Pour lui, cela avait été un entracte dans sa carrière [...], un amusement, une fantaisie qu'il s'était offerte.
Côté interprétation, Benjamin Christensen domine le film. Il joue avec une économie d'effets qui tranche avec l'habitude de l'époque. Sa sobriété n'en rend pas moins son personnage bouleversant (au contraire, pourrait-on dire). La plus belle scène est sans doute celle où il présente son dernier chef-d'œuvre, un tableau illustrant l'histoire de Job (photo), à la duchesse-veuve de Monthieu, qui observe, à propos de sa composition : Das ist ein Mensch der alles verloren hat (c'est un homme qui a tout perdu). Pour mémoire, Christensen est l'auteur du célèbre Häxan (La sorcellerie à travers les âges), récemment sorti en DVD.
A ses côtés, Walter Slezak, dont c'est ici la deuxième apparition à l'écran (il débuta en 1922 dans Sodom und Gomorrha de Michael Curtiz, qui s'appelait alors encore Mihály Kertész), fait un peu pâle figure en jeune premier trop éthéré (photo). On a du mal à croire que c'est le même acteur qui interpréta, vingt ans plus tard, le sous-marinier nazi manipulateur de Lifeboat, d'Alfred Hitchcock. Plus intéressante est la composition de Robert Garrison, qui incarne Charles Switt (photo), l'ami fidèle de Zoret. A noter également que Karl Freund apparaît lui aussi devant la caméra, dans le rôle du marchand d'art LeBlanc (photo). On relèvera enfin la présence au générique de Nora Gregor (Christine de la Cheyniest dans La règle du jeu de Renoir), une héroïne fort peu dreyerienne (photo).
Michael est donc une nouvelle merveille du cinéaste danois (même si elle est, a bien des égards, atypique), sur un sujet plutôt audacieux pour l'époque. On peut le découvrir en DVD, grâce à une édition MK2 de grande qualité (encore un travail de restauration superbe de la Fondation Murnau), avec, en complément, une analyse d'une quinzaine de minutes de Patrick Zeyen (La mort du père).
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