W-A-T-E-R
Second long-métrage d’Arthur Penn après Le Gaucher, The Miracle Worker, qu’il a déjà mis en scène à Broadway, nous fait suivre la vie d'une couple qui a de plus en plus de mal à maîtriser et à élever...
le 1 juin 2014
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Me voilà bien embarrassé. Je désire parler d'un film qui m'a beaucoup marqué ces derniers temps, mais le problème, c'est que je n'ai pas envie d'en parler. Vous connaissez cet embarras, n'est-ce pas ? D'un côté on veut parler d'un film qui pour nous est un chef-d'œuvre… et d'un autre côté on se dit qu'il vaut mieux que chacun le voit sans rien savoir à l'avance. Que faire ? Écrire une critique qui essaye dans la mesure du possible de ne rien gâcher, et laisser au lecteur le soin de décider s'il préfère la lire avant de voir le film ou pas.
Miracle en Alabama raconte l'histoire d'Helen Keller, née aveugle et sourde. Des cinq sens, il ne lui reste que le toucher, l'odorat et le goût. La communication avec Helen est extrêmement limitée. La vie n'est pas simple pour la famille Keller, qui va faire appel à une gouvernante.
Il s'agit d'une histoire vraie, qui donna lieu à un livre, lequel fut ensuite l'objet de diverses adaptations, au théâtre, à la télévision et au cinéma avec ce film d'Arthur Penn, dont le nom est surtout connu pour Little Big Man, réalisé quelques années après The Miracle worker (le titre original de Miracle en Alabama).
Comme tout chef-d'œuvre, le film comporte de multiples niveaux de lecture. On peut l'apprécier pour des raisons sentimentales et émotionnelles. En effet, le lourd handicap de Keller et les difficultés qu'il engendre sont touchants. On peut l'apprécier en esthète : La photographie, la performance des acteurs, la mise en scène, la narration, la musique... sur tous ces aspects, c'est une grande réussite. On peut même l'apprécier comme une pure distraction, une sorte d'ancêtre de l'émission « Super Nanny ». Quant à moi, je parlerais des deux aspects qui m'ont le plus intéressé : La leçon de pédagogie et la leçon d'épistémologie.
C'est l'aspect épistémologique du film qui avait marqué la romancière et philosophe Ayn Rand et son analyse, que l'on peut lire dans Philosophy: Who needs it? m'a semblé très juste. (Le chapitre « Kant versus Sullivan ».)
En effet, Helen Keller est, en un sens, une petite fille quasi "animale" ou à la mentalité "préhistorique" pourrait-on dire, et le but de sa gouvernante, Anne Sullivan, sera de la civiliser, autrement dit de la rendre un peu plus "humaine". A cet effet, son objectif premier sera de parvenir à communiquer avec elle par un langage. Or le langage est l'expression de la raison, c'est-à-dire l'attribut humain par excellence permettant la civilité. Donc pour Anne Sullivan, la fin et le moyen se confondent.
Je m'interrompt déjà. Par hasard, tandis que je préparais cet article, je lisais un roman autobiographique n'ayant apparemment rien à voir, intitulé L'Empire de la morale dans lequel j'ai trouvé des passages qui m'ont rappelés Miracle en Alabama :
Certains disent que les progrès du langage ont traînés une dépendance de la pensée, et donc une contrainte des idées… (...) C'est intenable. Le langage ne peut pas être une contrainte de la pensée, c'est au contraire le langage qui s'oppose aux idées reçues, aux conventions, à la rigidité de nos cinq sens, ils bouscule jusqu'à ses propres règles, il est plus que le code de l'abstraction, il en est la substance. Une substance abstraite. La première phrase de l'évangile de Jean est célèbre : « Au commencement était le verbe », mais ça ne veut pas dire qu'avant il n'y avait rien, ça veut dire que les choses humaines commencent au verbe. C'est une intuition de bon sens. D'ailleurs, une traduction plus littérale, plus rude, et plus juste de la langue grecque dans laquelle fut écrit cet évangile donne ceci : « Dans le principe était la parole, et la parole auprès du dieu, et la parole était dieu. » Qu'il y ait eu avant le verbe, avant la parole, des actions et des émotions, Jean ne le conteste pas, le langage leur donne une dimension humaine, agit sur la configuration des neurones, peut-être même à terme, sur les gênes. Lorsque certains évoquent le paradis perdu de la pensée sans langage, ils oublient que ce paradis est en grande part construit avec des mots, ou avec des empreintes de mots, le cerveau du nouveau-né de virtualité idiomatique.
Qu'est ce que le langage et qu'est ce que la raison ? On peut définir la raison comme la faculté humaine à formuler des concepts. C'est à dire à rassembler une multitude de perceptions sensibles immédiates en une représentation abstraite générale. Il y a différents niveaux d'abstractions, par exemple, pour aller du plus sensible au plus abstrait : 1° table ; 2° objet ; 3° chose. À chaque niveau d'abstraction, on rassemble plusieurs abstractions sous une abstraction encore plus générale et ainsi de suite pour aller à un niveau supérieur. Mais dans tous les cas, chaque mot, même le plus proche d'une perception sensible immédiate, est un concept parce qu'il rassemble nécessairement sous une même notion des représentations différentes, notamment dans le temps et dans l'espace pour ce qui concerne le sensible. Cette faculté de conceptualisation (que l'on peut certainement lier au rapport humain avec le temps, notamment le fait que l'homme voit plus le passé et l'avenir que l'animal qui est dans le présent) est donc la condition du langage, et il semble que les animaux en soient dépourvus, voilà pourquoi on dit que l'homme est un "animal doué de raison". Ou, si certains animaux en sont pourvus, c'est à un niveau extrêmement limité.
Les facultés sensorielles d'Helen Keller étant très altérées, sa faculté conceptuelle l'est aussi. Et par voie de conséquence, sa faculté de connaissance et de compréhension également. Elle doit donc gravir une montagne à mains nues, là où les autres vont au sommet en téléphérique. La tâche délicate d'Anne Sullivan est donc de donner à Helen le moyen de raisonner, faculté qu'elle possède en tant qu'être humain, et qui lui est nécessaire pour connaître la réalité, comprendre le monde, et ainsi vivre de façon autonome. Citons de nouveau L'Empire de la morale. C'est le personnage principal, interné, qui parle :
Si vous me demandez encore ce qu'est le réel, je fais une ronde avec tous ceux qui sont là, à La Varenne, je vous mets en présence de tout ce que nous regrettons, tout ce dont nos infirmités nous privent, alors vous aurez du réel une idée cinglante, et vous vous arrêterez peut-être, avec vos questions sur le réel, d'injurier ceux qui le désirent, qui vont vers lui, les aveugles, les sourds, les hallucinés et les fous. C'est avec ce qui manque aux fous et aux amputés qu'on mesure le réel, et qu'on cesse de le railler.
La tâche s'avère d'autant plus difficile pour Anne Sullivan que l'entourage est incrédule. Elle devra faire face à la famille qui ne voit les choses qu'à travers le prisme de la pitié. Cette famille est imprégnée des présupposés moraux d'après lesquels, plus vous avez de difficultés, plus vous devez être traité avec indulgence. Ils ont donc démissionné et sont devenus les esclaves de tous les caprices d'Helen. Un bras de fer entre le sentimentalisme et la raison. J'ai analysé les conséquences en politique de ces présupposés moraux dans une autre critique. Ici, ce sont les conséquences dans la pédagogie et dans l'éducation où on les voit à l'œuvre.
À notre époque où l'enfant-roi s'est de plus en plus imposé, cet aspect du film prend un sens tout particulier aujourd'hui. Car l'enfant-roi est une conséquence des présupposés moraux fondés sur la pitié : Ne traumatisons surtout pas nos pauvres chéris ! Par suite, il a enfanté – c'est le cas de le dire – les nouvelles théories pédagogiques qui ont fait s'écrouler le niveau scolaire et empêchent des milliers d'enseignants de faire correctement leur travail. Depuis quelques années, de plus en plus de jeunes professeurs quittent le métier de plus en plus en tôt pour cette raison, et c'est un phénomène assez nouveau. A cet égard, Miracle en Alabama est aussi une leçon de pédagogie, allant à contre-courant des mentalités actuelles et montrant l'aspect dévastateur de ces dernières. Et le cas est radical : Comment ne pas avoir pitié d'une petite fille aussi handicapée ? Nos pédagogues devraient vraiment voir ce film.
À part le titre français que je trouve un peu ridicule, ce film frôle pour moi la perfection cinématographique : Intelligent, vrai, émouvant, extrêmement bien réalisé. À voir et à revoir.
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Créée
le 26 mai 2016
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