"C’est reposant la tragédie parce qu’on sait qu’il n’y a plus d’espoir, le sale espoir". La réflexion d'Anouill est une manière assez efficace d'aborder le cinéma de Yorgos Lanthimos. A peine entré dans la salle, le spectateur sait déjà que l'issu du film sera dramatique. La mise à mort du cerf sacré est une véritable tragédie grecque cinématographiée. Omniprésence de la fatalité, ce huit clos malsain permet d'aller au dela du simple thriller en mettant en perspective l'éphémérité de la vie. Monde des apparences, déshumanisation et fausse transparence accompagnent ces carcasses de personnages plus complexes les unes que les autres. Cinéma d'auteur oui, mais l'esthétique froide du film n'est pas sans nécessité, le beau pour le beau parnassien est bani puisqu'il a ici une véritable fonction dramatique qui est d'explorer cette difficile réalité inévitable et pourtant universelle: la mort.


Véritable tragédie, La mise à mort du cerf sacré nous ammène à explorer un monde où les apparences sont prédominantes. Les personnages de Lanthimos paraissent froids, dénués de toute humanité. Les premières conversations ne sont qu'une suite de banalités: des discussions sur le style vestimentaire, l'apparence physique que ce soit sur les cheveux trop longs du petit Bob ou encore sur la nouvelle montre du collègue de travail de Steven Murphy. Ces discussions ne nous permettent de définir que des carcasses de personnages: nous connaîssons que leur aspect physique et leur travail, leur fonction au sein même de la société. La déshumanisation atteint son paroxysme lorsque l'on s'aperçoit que les protagonistes n'ont pas de filtres. La vie privée de chacun est mise à nue: le père parle des premières menstruations de sa fille à ses collègues de travail sans aucune gêne, le petit Bob intrigué par la pilosité de Martin ne se gêne pas de lui demander de la lui montrer. De plus, les adolescents apparaissent comme des personnages "types": ils portent tous les deux la même paire de chaussures à la mode, fument tous les deux pour la forme et écoutent ou chantent de la pop assez populaire qui passe à la radio.
Cependant, plus les protagonistes se rapprochent de la mort et plus ils s'humanisent. Ce rapprochement de l'humanité se fait par le biais d'une violence exarcerbée. Cette violence est aussi bien dans les mots que dans les gestes. Les nombreuses gifles ou encore les insultes murmurées par Kim sont de plus en plus fréquentes au fur et à mesure du film. Cette violence est le seul signe que ces personnages ressentent réellement quelque chose. La colère de chacun face à l'incapacité au destin, la frustration de ne pas pouvoir échapper à cette malédiction les rend plus humains. Le sang n'est plus contingent dans les dernières scènes. Plus on se rapproche du dénouement et plus les scènes de violence se font choquantes et notamment celle où Martin mord Steven et se mord le bras à son tour jusqu'à s'arracher un bout de chair. Cette scène se déroule dans la salle de jeu de la maison familiale, comme si en tant que spectateurs, nous assistions à un véritable jeu morbide où les personnages ne sont que des pions.
Ces divers personnages semblent déjà lointains par leur inhumanité mais cet éloignement est renforcé par l'omniprésence des vitres. Véritable symbole de fausse transparence et de perceptions trompeuses, les plans où la caméra filme une scène à travers une vitre sont presque indénombrales. Les vitres de l'hôpital sont complètement transparentes, sans imperfections comme si la vérité qui se dégageait de ces scènes ne pouvait pas être remise en question car celle ci est une vérité scientifique. Cependant, lorsque les personnages sont filmés seuls à travers une vitre, celle ci est souvent teintée d'une étrange reflet, comme si la vérité psychique des personnages était moins évidente. Enfin, la scène où Anna soutire des informations au collègue de son mari se déroule dans une voiture où les vitres sont complètement teintées, un trouble accru est perceptible, le pêché de l'adultère est dissimulé par ces vitres.


Cette distanciation effectuée entre les spectateurs et l'action du film devient presque cathartique. Montrer que la confrontation à la mort toûche aussi les plus inhumains d'entre nous permet de mettre en exergue l'éphémérité de toute vie humaine. Le rapport qu'entretiennent les protagonistes avec le sexe en est assez représentateur. La première scène de sexe nous montre les tendances nécrophiles du cardiologue Murphy, le sexe est ici bien loin de sa fonction reproductrice, il est plus proche de la mort que de la vie. Cependant, à la fin du film lorsque le couple se rapproche petit à petit de la mort le sexe est vu comme moyen reproducteur, créateur de vie car ils ne se rendent compte que de leur pouvoir sur la vie quand la faucheuse est au pas de la porte.
La mort est en effet la thématique principale de la trame scénaristique. L'action déclencheuse de la malédiction est l'homicide involontaire de Steven. Les nombreuses références aux "très belles mains de chirurgien" de Murphy et les gros plans sur ces mêmes mains représentent une presque métonymie de ce meurtre: mettre en avant l'arme du crime afin de le représenter. Le cardiologue a un pouvoir de vie et de mort sur ses patients comme Martin a un pouvoir de vie et de mort sur la famille de Steven. Beaucoup de plans nous montrent des couloirs, bien souvent dans l'hôpital, au bout de ses couloirs: une lumière blanche, véritable porte vers l'au dela. Enfin, les nombreuses saynettes de vie sont accompagnées d'un fond sonore très bruyant alors que les trajets, qu'ils soient en moto ou bien en voiture sont étrangement silencieux, comme si le trajet vers la mort était inévitable et synonyme de Paix.
Le thème de l'éphémérité est intrassèque à la thématique du temps. Dès la première scène, la toute première conversation, apparaît un objet symbolique: la montre. Un débat s'engage sur l'aspect physique de celle ci, cette superficielle conversation permet d'éviter le sujet sensible: l'écoulement du temps inévitable qui rapproche un peu plus tout à chacun de la mort certaine qui l'attend. Cet aspect temporel reste néanmoins flou: presque aucune date n'est donnée, on sait simplement que le meurtre a été commis il y a deux ans et qu'il restes quelques jours aux enfants avant de mourir. Cette brume temporelle rend le temps encore plus présent, puisqu'il est là par l'intermédiaire de la montre sans pour autant être concret, définit ou encore perceptible.


Une certaine forme de théâtralisation semble accompagner la globalité du projet cinématographique du cinéaste grec. Corrélation entre les Arts ou héritage d'une pratique artistique antérieure, peut importe, théâtre et cinéma ne sont pas antithétiques ici mais complémentaires. En effet, la théâtralité est présente dès le premier plan. Le personnage principal qu'est Steven Murphy enlève sa blouse de chirurgien, comme s'il quittait son costume. Comme lui chacun des personnages portent un masque, un visage qui évolu par rapport aux personnes en face d'eux. Unité de temps, avec une action qui se déroule sur seulement quelques jours. Unité de lieux, avec la résidence de la famille Murphy et l'hôpital comme principaux terrains. L'omniprésence des rideaux, que Mme Murphy s'amuse sans cesse à tirer n'est pas non plus non sans rappeler les rideaux propres à la scène théâtrale.
Au dela du simple aspect physique, les thématiques du théâtre se retrouvent. La religion bénéficie d'une présence accrue mais d'un traitement assez ambigüe. Bien que le film semble se référer au théâtre antique et plus particulièrement à la tragédie, la religion qui semble le plus transparaître ici est le catholicisme. La scène d'ouverture permet d'entendre des chants presque liturgiques, une bande son ayant pour fil directeur les chants religieux assez imposants. L'enfant, le cerf qui sera sacrifié porte une coupe similaire à celle que l'on se fait de Jésus dans sa représentation traditionnelle, Jésus lui même sacrifié tout comme l'enfant l'est à la fin. Enfin, lorsqu'Anna embrasse les pieds du jeune Martin , il semble difficile de ne pas y voir une allusion au lavage des pieds du Christ dans la Bible.
Enfin, la fatalité tragique et le destin son intrassèques à l'oeuvre. Le jeu effectué par la caméra nous montre par une contre-plongée une certaine supériorité des personnages au début, qui sont filmés dans leur grandeur lors de la scène de la cérémonie. Cependant, la petitesse de ces mêmes personnages, leur infériorité et ainsi soumission aux Dieux est perceptible lors du plan où Bob tombe une seconde fois en voulant sortir de l'hôpital et que la caméra filme la scène dans un profond silence et par le biais d'une plongée. Les références à Edipo Re de Pierre Paolo Pasolini ne sont pas non plus à laisser au hasard. Celles ci étaient déja visibles dans The Lobster, précédent court métrage de Lanthimos lorsque le personnage principale est filmé sur le point de se crever les yeux dans le dernie plan. Ici, la thématique des yeux en sang est aussi présente lorsque qu'un gros plan sur Bob nous le montre les yeux inbhibés de sang. Mais la scène qui semble presque être un hommage à la célèbre adaptation italienne est celle qui met en évidence le choix de la victime que Steven laisse entre les mains du destin. Il est dépourvu du sens de la vue et tourne sur lui même afin de laisser faire le destin, action qui le rapproche un peu plus de la fatalité divine, le Fatoum latin, même choix qu'OEdipe dans le film de Pasolini lorsque celui ci doit choisir la direction à prendre pour s'éloigner de Corinthes.


Huit clos frénétique et angoissant, La mise à mort du cerf sacré crée une ambiance pesante, à la limite du malaise. Une esthétique froide, lisse, semblable à une statue de marbre grecque qui permet de mettre le spectateur face à son destin d'humain. Montrer l'indiscible, le terrible secret que chacun refoule dans son inscient: la finalité de la vie qui n'est rien d'autre que la mort. Une séance cinématographique cathartique qui peut compréhensiblement déplaire mais qui n'en reste pas moins une expérience marquante.

AnaïsFerreira1
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le 13 nov. 2017

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