Le début du film, quoique plaisant, n'est pas tout à fait convaincant. Les dialogues en anglais, écrits à quatre mains, l'absence de la musique de Michel Legrand et des personnages ou lieux qui nous sont étrangers, on a du mal à se sentir chez soi devant le film, qu'on appréhende pour autre chose que pour du Demy. Et puis, des figures habituelles émergent, la magie se fait peu à peu. Le cadre est celui du Los Angeles de la fin des années 1960. Ville portuaire donc, chère au cinéaste, qui la filme à sa manière bien personnelle. Plus le film avance, plus sa construction (lâche, erratique), se fait jour et se fait appréciable.

Un jeune homme, architecte sans le sou, erre dans LA à la recherche de 100$ qu'il doit trouver avant le lendemain pour garder sa voiture. Le film s'ouvre sur une rupture à demi-mots. Comme tout le reste du récit, où le plus important n'est jamais vraiment dit ou montré, mais plutôt suggéré, soufflé. Les gestes etles regards y sont infiniment plus importants, comme si l'obstacle de l'anglais avait dû impliquer chez le cinéaste une adaptation par l'objet. Avec la subtilité qu'on lui connaît, Demy tisse des narratifs avec ses précédents films : l'américain rencontre Lola, qui vit au USA, a perdu son Michel - parti avec la Jackie Demaistre de la Baie de anges - et s'effeuille devant des photographes amateurs pour gagner l'argent de son retour. Le Model Shop c'est cela, un strip-bar bien particulier où on se rince non pas l'oeil mais l'objectif. Thématique curieuse chez Demy mais féconde au cinéma à partir des années 50-60 : que l'on songe au Fenêtre sur cour d'Hitchcock, au Blow Up d'Antonioni ou au Voyeur de Powell. Mais surtout, on sent qu'un certain Wim Wenders a vu ce Model Shop avant de faire son Paris, Texas (encore un film d'exil) ! La rencontre entre Lola et l'américain, moment du cinéma superbe et suspendu, à l'érotisme gauche et fou, est un sommer d'émotion contenue. Il faut savoir que l'homme avait suivi la femme toute la journée est que celle-ci n'est pas dupe. Les clichés sont ratés, qu'importe, il voulait juste la voir.

Anouk Aimée illumine les séquences où elle apparaît, faisant ressortir tout le spleen de Lola, mais avec un supplément d'âme apporté par le désenchantement du rêve américain. On connaît l'amour de Demy pour ce cinéma et le choix de LA n'est pas anodin : escales à Sunset Boulevard ou Mulholland Drive à l'appui. Outre son aspect décousu très post-nouvelle vague (le film dure exactement 24h et donne une impression de temps réel par des ellipses élégantes), Model Shop s'avère plus construit qu'il n'y paraît, par l'introduction lors des intermèdes en voitures de morceaux classiques solennels (du Bach et du Rachmaninov) qui confèrent au film une dimension tragique intime, un petit côté opératique du meilleur cru.

Et comme toujours chez Demy, même si ici on ne suit pas toute une foule de personnages mais seulement un seul qui en croise d'autres, l'amour n'est pas toujours heureux : rupture amorcée puis consommée en ouverture et clôture du film, départ de Lola qui avait pourtant promis un nouveau départ à son nouvel amant, hyper-texte du film qui nous renseigne sur les déboires du personnage. Le style est sobre, non chanté, étonnamment réaliste et quasi-documentaire : la ville y est filmée comme rarement, avec ses groupes du Summer of Love qui répètent dans les maisons, les auto-stoppeuses qui remercient les conducteurs avec un petit joint, les débats sur l'interdiction du cannabis, et bien sûr, la Guerre du Viet-Nam en toile de fond qui va emporter le personnage vers d'autres cieux et une mort éventuelle. Cette angoisse au ventre crée la mélancolie de l'amour et du sexe, nés de l'urgence d'un désir de vivre et d'une peur de mourir. Les étreintes sont brèves, la jouissance presque niée,et la caméra du cinéaste glane des fragments de vérité et des lambeaux de fiction : dans un jeu de puzzle très distrayant, Demy s'amuse à brouiller les cartes et faire de son film un document plus qu'une véritable fiction. Une carte postale sur un mur montre Belmondo, une couverture de magazine traînant sur une table dévoile Deneuve, Lola feuillette son album photo et montre des photos issues du premier film de Demy comme si c'était là la vie et non le cinéma. Et, illusion ultime, au bout d'un travelling laborieux le long de la façade extérieure d'une maison, une vitre reflète un instant le cinéaste en train de filmer. Erreur ou choix manifeste ? La deuxième option laisse planer le doute d'un essai méta-filmique et d'une réflexion sur la vie et le cinéma que le cinéaste aura sans cesse renouveler. Film inconnu sûrement, mineur aucunement.

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le 22 juin 2013

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Krokodebil

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