Moi capitaine
7.1
Moi capitaine

Film de Matteo Garrone (2023)

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Seydou et Moussa deux amis de toujours ont 16 ans et vivent au Sénégal. Ils partagent le même rêve : rejoindre l'Europe et qui sait, devenir artistes puisqu'ils écrivent des textes et sont musiciens.

Ils quittent donc leur pays non parce qu'il est ravagé par une guerre mais pour "réussir" et aider leur famille respective qui s'en sort difficilement. Sans prévenir personne, ils partent dans un voyage qui va rapidement se transformer en cauchemar sans possibilité de retour en arrière. Le périple insensé auquel ils n'ont pas vraiment réfléchi, emportés par la fougue de leur jeunesse, comporte la traversée du Niger, du Sahara, de la Lybie. L'argent qu'ils ont péniblement accumulé leur sera vite extorqué par les différents profiteurs et exploiteurs qu'ils vont rencontrer en chemin.

Voilà des mois que je suis sur la piste de ce film. Mais aussi bien aux Festivals de Mâcon que de Venise où il était programmé, je n'ai pas réussi à caser une séance. C'est dommage car il aurait fait partie de mon top de fin d'année. C'est un film très fort, doux aussi par certains côtés notamment la personnalité des protagonistes principaux et deux jolies scènes oniriques qui permettent de respirer un peu, mais surtout révoltant, écoeurant, effrayant par ce qu'il raconte et finalement bouleversant. J'ai terminé la séance en larmes et n'ai pu me lever qu'à la toute fin du générique de toute façon très intéressant puisqu'on peut y entendre Seydou Sarr et Moustapha Fall, les deux jeunes acteurs principaux interpréter le titre Sénégal. On peut également entendre pendant le film le merveilleux Exile de Geoffrey Oryema.

Il est des films dont on sait dès les premiers instants qu'on va l'aimer et surtout qu'on va aimer son personnage principal. C'est évidemment le cas ici ; Seydou est immédiatement et terriblement attachant. Cet élan de sympathie et d'attachement qu'il provoque ne se démentira jamais. Dans la façon qu'il a dès les premières secondes de s'adresser à sa petite soeur, on sait instantanément à quel garçon doux et tendre on a affaire. Pas encore taillé pour l'aventure qu'il va connaître et le faire grandir par des moyens effroyables. Tout au long des deux heures de film et des mois que va durer son épopée semée de tous les pires dangers possibles, il ne va cesser de prouver son courage, sa détermination, son honnêteté, sa loyauté et son inaltérable humanité. Sa force et sa bravoure ne vont cesser de se décupler au fur et à mesure du voyage et des épreuves. Son ami Moussa au départ plus volontaire, plus déterminé même va au contraire finir par perdre pied et on le comprend.

Le film a la double particularité de placer le récit du côté des migrants et d'un en particulier. L'autre originalité réside dans le fait que l'on va entreprendre de façon linéaire tout le voyage en compagnie de Seydou et Moussa. A l'inverse d'autres films (rares) qui évoquent le sort des migrants où on les voit déjà arrivés à destination, ici c'est le départ et les conditions de l'expédition pour arriver à destination qui sont détaillés. Et jamais je n'avais imaginé que le pire n'était peut-être pas la traversée en mer le moment le plus éprouvant mais bien tout ce qui se passe avant de monter enfin sur le bateau. Si la méditerranée doit en certains endroits ressembler à un cimetière, le sort des migrants qui traversent des pays et des déserts dans des conditions inhumaines relève de crimes contre l'humanité. Entre traite d'humains, vendus comme esclaves pour travailler et se payer la traversée, le pire de tout revient à la mafia libyenne qui "accueille" les migrants dans des prisons équipées de salles de torture (scènes insoutenables) où des hommes terrifiants, armés jusqu'aux dents, sans âme, sans compassion essaient sous la contrainte de soutirer les derniers centimes ou obtenir le numéro de téléphone des familles restées au pays. On est loin d'imaginer ce qui se passe et le réalisateur parfaitement documenté montre l'inimaginable sans s'y attarder plus que nécessaire. Il s'appuie sur l'histoire vraie du jeune Amara Fofana qui comme notre héros a été contraint de devenir capitaine d'un bateau à bord duquel sont entassées des centaines de personnes. Bien qu'il n'ait évidemment jamais piloté de bateau et que d'ailleurs il ne sache pas nager. Lorsqu'il découvre qu'il sera responsable de tous ces hommes, femmes et enfants Seydou prend peur et finalement affronte jusqu'à une découverte également effroyable au cours de la traversée. La maturité incroyable dont il va faire preuve coupe le souffle. Son "calmez-vous, vous êtes des hommes !" lorsqu'il doit faire face à un grand moment d'agitation, ou son "personne ne va mourir ici" lorsqu'il s'agit de rassurer, résonnent encore dans ma tête.

Je vous laisse découvrir le reste et vous encourage vivement à voir ce film indispensable. Je précise que quelques scènes du début se passent au Sénégal et l'on assiste à une fête de village réjouissante. Quelques traits d'humour n'échapperont pas aux plus attentifs lorsqu'au moment d'embarquer Seydou et Moussa se prennent pour Jack Dawson et Fabrizio embarquant sur le Titanic...

J'ai lu et entendu qu'on reproche à Matteo Garrone de faire de belles images avec un sujet aussi sombre. Je trouve au contraire que cela ajoute à la puissance du film. Certains endroits traversés sont effectivement d'une beauté prodigieuse, le désert, une oasis le tout sous un soleil merveilleux qui justement tranchent avec l'abomination qui se joue sous nos yeux. J'imagine que s'il avait privilégié des images sombres, la traversée de décharges à ciel ouvert, il aurait été taxé de verser dans le misérabilisme. La beauté des paysages est l'exact contrepoint parfaitement et très réussi de l'horreur.

Matteo Garrone sait raconter une histoire qui reste captivante de bout en bout, sans une seconde d'ennui et sait la filmer admirablement ce qui n'est guère surprenant après les grandes réussites que sont Dogman, Tale of tales ou Gomorra.

Son jeune acteur non professionnel, Seydou Sarr, mérite tous les éloges et largement la récompense qu'il a obtenue à Venise, le Prix Marcello Mastrioanni du Meilleur espoir. Il est étonnant de profondeur et d'humanité et la grande expressivité de son visage peut se passer de mots. Quant au film il a obtenu, également à la Mostra le Lion d'Argent du Meilleur réalisateur. On applaudit.


Pour rappel, quelques chiffres désolants :

159 410 migrants sont arrivés par la Méditerranée par leurs propres moyens en 2022, ce qui représenterait 5% des migrants arrivés en Europe cette année-là.

Plus de 2 500 migrants sont morts ou disparus en mer Méditerranée entre Janvier et Septembre 2023, une augmentation de 50% par rapport à la même période en 2022. Plus de 26 000 personnes sont mortes ou disparues en mer Méditerranée depuis 2015.

700 000 migrants de 71 nationalités différentes seraient actuellement en Libye. 65% sont originaires d’Afrique Subsaharienne, 30% d’Afrique du Nord et du Soudan, 5% d’Asie et Moyen-Orient.

25% des personnes secourues par SOS MÉDITERRANÉE depuis 2016 ont moins de 18 ans, et 79% d’entre elles voyageaient sans parents.

Créée

le 7 janv. 2024

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