C'est un film auquel je commençais par mettre un 9, puis j'ai un peu descendu la note sur la fin, sans doute à cause du scénario. Cela dit, c'est un film léger et créatif que je vous engage vivement à regarder, si vous vous intéressez à l'identité tchèque.
Vous connaissez ces reconstitutions européennes qui sont apparues depuis les années 1990, avec un message humaniste hédoniste, où tout a un léger air de carte postale, genre Cinéma Paradiso, ou Le chocolat ? Et bien Obsluhoval jsem anglického krále tire son épingle du jeu en jouant avec les (bons ?) sentiments du spectateur et en cultivant une ironie assez profonde.
Un vieil homme sort de 15 ans de geôle communiste et s'installe dans une auberge abandonnée. Il nous raconte sa jeunesse, son ambition de devenir millionnaire. Jan Dite commence comme serveur dans un bistro, découvre l'amour au Paradise, un bordel, rencontre un millionnaire qui lui donne le goût de la réussite. Il change pour l'hôtel Tichota, un palace qui abrite les frasques des dignitaires tchèques. Il couche avec une belle bonne brune. Un jour le général lui laisse un énorme pourboire : il quitte son travail pour l'hôtel Paris, un restaurant de luxe où il est initié au métier de serveur par un vieux majordome panglotte, M. Skrivanek. Son apogée correspond au moment où il reçoit la médaille du roi d'Ethiopie, venu pour un festin à base de chameau.
Là-dessus, annexion des Sudètes. Un jour il aide Julia, une Allemande des Sudètes émigrée à Prague et houspillée par des Tchèques. Ils se marient, après qu'il ait eu un certificat d'arianisme. Elle part sur le front est, tandis que Dite retrouve l'hôtel Tichota, devenu un établissement eugéniste où de belles aryennes se baignent nues en attendant d'être fécondées. Puis Julia revient, avec une boîte pleine de timbres inestimables volés aux Juifs. Entretemps l'hôtel est devenu un hôpital de guerre. Il est incendié, et Julia meurt en allant chercher ses timbres. Dite reprend l'hôtel avec l'argent des timbres, mais les nouveaux maîtres communistes l'emprisonnent avec d'autres millionnaires capitalistes, ce qui le soulage du poids de la culpabilité. Il se débarrasse des timbres qui restaient. Le film se termine sur Dite et le millionnaire du début (imaginaire ?) qui entrechoquent leurs chopes.
Jeu de picole : buvez un verre à chaque fois qu'une fille sublime expose sa poitrine frémissante, ou à chaque fois qu'un verre/une assiette/de la nourriture est jetée de manière théâtrale. Vous allez finir rond comme une queue de pelle.
Le film retrace donc l'histoire de la Tchécoslovaquie dans les années 20-50 à travers une sorte de roman picaresque : on suit le héros s'adapter comme il peut aux changements, changer de situation suite à un événement imprévu. Se dégage, derrière le ton léger, une forme de scepticisme face au sens que l'on veut donner à l'Histoire, et l'idée qu'il vaut mieux se réfugier dans la chair, la chère ou la poésie, sans accorder d'importance excessive à l'argent.
L'originalité vient de ce que le héros, au cours de sa carrière, n'a pas beaucoup d'états d'âme : recevant un énorme pourboire, il le garde pour lui. Idem pour la décoration éthiopienne, qui devait revenir à son mentor, hélas trop grand pour que l'empereur d'Ethiopie le décore sans s'humilier, et idem pour l'histoire des timbres juifs. Cela fait écho au test des piécettes que fait le héros : il laisse tomber des pièces par terre, et observe que les hommes de toutes les classes sociales les recherchent, comme des chiens de Pavlov. Sa propre évolution l'amène au contraire à un renoncement progressif, à une volonté de se retirer pour jouir des joies simples. A noter que le pouvoir soviétique n'est pas si critiqué que ça, le discours le concernant est assez lapidaire. De toute façon, le film veut moins donner des leçons qu'amener le spectateur à juger par lui-même.
La mise en scène allie, dans un mélange très heureux, une forme assez académique (cadrage, utilisation des lumières fort belles, notamment dans les intérieurs) à une créativité dans les plans cocasses qui rappelle un peu Skřivánci na niti. Quelques belles idées notées au vol :
Une saynette en simili-muet au début.
Le sol de la chambre tapissé de billets formant un quadrillage, avec le banquier au fond, allongé. D'un coup, ils s'envolent de manière féérique.
Le monde vu à travers une chope de bière pleine.
Une femme nue, allongée, le corps en partie masqué par des marguerites. Une autre, par de la nourriture. Je fais l'impasse sur un certain nombre de scènes à l'érotisme certain : les lister prendrait trop de temps.
Des gens qui dansent leur assiette à la main devant l'empereur d'Ethiopie.
Des aryennes sublimes qui se baignent nues, auxquelles fait écho une séquence ultérieure dans laquelle on voit des éclopés faire la même chose (manchot, cul de jattes, etc...).
Des timbres qui s'envolent dans un cadre élégiaque.
Un formalisme basé sur la symétrie dans les scènes de réception qui prouve que The grand Budapest Hotel n'a absolument rien inventé.
Premier plan : ouverture à l'iris sur l'étoile soviétique qui domine une porte de prison. Dernier plan : fermeture à l'iris sur un homme qui descend une bière. Un raccourci du message de Menzel ?
L'interprétation est fort bonne. La seule chose qui me déçoit un peu, c'est la conclusion. Le personnage de la jeune fille moderne n'est qu'un prétexte inexploité. Le scénario laisse un peu l'impression de se laisser porter. C'est peut-être volontaire, cela dit.