Monsieur
7.1
Monsieur

Film de Rohena Gera (2018)


« Dans tout l'art hindou, l'expression du lien entre le corps et l'âme, entre le charnel et le spirituel dans le sentiment amoureux, se retrouve dans la poésie, la sculpture, la peinture...dans une parfaite symbiose. »



L’absolue délicatesse du premier film de la réalisatrice indienne Rohena Gera, m’a fait penser à cette carte de Tendre imaginée au XVIIème siècle, sorte de géographie amoureuse où le fleuve inclination coule tranquillement, domestiqué par une mer dangereuse qui, elle, représente les passions.


Toutefois, ce n’est pas d’amour mais de respect et de distance(s) que la cinéaste va d’abord nous parler, mettant en scène une jeune domestique tout droit arrivée de sa province, que son veuvage récent ne met pas en odeur de sainteté, y compris dans l’Inde actuelle.


Petite silhouette gracile drapée dans un sari de couleur variant au fil des jours, Ratna, tel est son nom, glisse, furtive et silencieuse, dans le vaste et luxueux appartement de Bombay où elle est employée chez Ashwin, fils d’une riche famille de la ville.


Rompu à toutes les disciplines du corps et de l'esprit, le jeune maître, choyé des dieux, qui vient de rentrer des Etats-Unis, semble pourtant traîner une incommensurable mélancolie, laquelle s’accorde mal à sa carrure athlétique, à cette allure moderne et décontractée qui ne laisse pas d’impressionner Ratna, chaque fois qu’elle le croise ou le sert à table dans cet espace clos où ils cohabitent.


De retour dans la cuisine, où elle prend son repas, assise par terre, la jeune femme ne peut s’empêcher d’évoquer ce regard doux et un peu perdu, que sa sensibilité toute féminine a perçu, derrière l’exquise politesse de Monsieur et son côté un peu taiseux.


Et c’est mue par une forme d’empathie qu’elle s’enhardit, un jour, à lui parler de son veuvage à 19 ans, quelques mois après son mariage, sentant confusément qu’au-delà de leurs différences, chacun partage un poids qui les rapproche et la même solitude : celle du luxe pour lui, du manque de moyens pour elle, femme et veuve, dans une société de classes et de castes où nul ne peut échapper aux règles de la tradition.


Tirant habilement parti du huis-clos qui se déroule sous nos yeux, la réalisatrice a su mettre en scène la séparation, au sein même de l’appartement, introduisant subrepticement la caméra entre deux pièces isolées par une cloison ou cadrant ses personnages dans des portes ou à travers des fenêtres.


Et pourtant, une évolution, procédant par petites touches et d'imperceptibles avancées des deux protagonistes l'un vers l'autre, se fait jour : peu à peu s’établit entre Monsieur et sa domestique un respect mutuel fait de confiance, qui, s’il n'abolit pas les barrières, confère à leurs échanges une dimension plus humaine et un tour plus libre.


Isolé dans son cocon doré, Ashwin n’a des femmes, outre sa mère, autoritaire et possessive, qu’une image frelatée, celle que lui renvoient ses expériences à l’étranger après un mariage annulé, ou dans les boîtes à la mode qu’il fréquente de temps à autre avec ses amis, opposant un regard un peu las et désabusé aux beautés indiennes qui le draguent ouvertement et sans vergogne.


Ratna, elle, semble le comprendre et sa qualité d’écoute le détend et l’apaise, rompant sa solitude et le forçant à s’interroger sur l’homme qu’il est au sein de la société dans laquelle il vit.


Pour ce jeune homme confiné et prisonnier de son univers cossu, Bombay et le monde extérieur se résument à la vue qu’il en a de sa terrasse luxueuse, les réalités de la ville, c’est au travers de Ratna, de sa force tranquille et de son incroyable détermination à « poursuivre ses rêves » qu’il va en prendre conscience.


Très belle scène où Ashwin, sur le chemin du retour, surprend la jeune femme en train de danser, lors d’une fête en ville et tandis qu’elle se précipite à sa suite, lui emboîtant le pas, il l’encourage à rester, troublé par la révélation de cette féminité éminemment sensuelle, qu’il découvre avec un regard neuf.


Car Ratna est une femme à part entière et son portrait se dessine et s’affine tout au long du film, nous la rendant de plus en plus attachante.
Une héroïne combative, amoureuse, protectrice, mais jamais victime, capable, par souci du devoir et des traditions de se sacrifier, tirant volontairement un trait sur le sentiment qui s’impose à elle et qu’elle sait réciproque : « deux êtres suspendus à un amour interdit où les émotions affleurent sans être prononcées. »


Et cette histoire d’amour impossible, qui s’inscrit en filigrane dans la réalité sociale et politique, semble porter l’empreinte, douce, mais déterminée, de la réalisatrice.
À un militantisme coup de poing, la jeune femme préfère en effet, une extrême délicatesse dans le traitement de l’intrigue et une sage sobriété filmique, ce qui ne l’empêche pas de dénoncer avec vigueur le statut réservé aux femmes dans son pays et les inégalités criantes contre lesquelles elle n’a cessé de se battre.



« Quand j’étais enfant, une nounou s’occupait de moi : elle faisait
partie de la famille et en même temps en était exclue : c’est ce
conflit qui m’a agitée toute ma vie, m’inspirant mon premier
long-métrage : Monsieur. »



Alors oui, le chemin risque d'être long encore, pour que « chacun puisse vivre ses rêves, cultiver ses talents, désirer ce qu’il veut », se heurtant à la dure réalité des classes et des castes, comme à un fatum, mais la cinéaste apporte sa pierre à l’édifice, nous transmettant de fort jolie manière, sa volonté de faire bouger les choses et son envie d’espérer.

Aurea

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