Si Monsieur Verdoux constitue sans aucun doute l’une des œuvres les plus importantes de la carrière de Charles Chaplin, c’est moins parce que le cinéaste et acteur y prend le contre-pied des rôles qu’il a l’habitude de jouer que pour la conversion d’énergie qu’il opère ici, à savoir exploiter une matière comique dans le cadre d’une peinture cynique et mortifère des sociétés européennes à partir de la Grande Dépression jusqu’à la veille de la Seconde Guerre mondiale.
C’est dire que la période historique investie, notamment marquée par la crise financière, dispose de bornes significatives, composées des deux conflits armés qui décimèrent des millions de personnes et ravagèrent tant de pays. Ce bornage historique sert à Chaplin d’accélérateur de particules : il place en son centre ledit Verdoux, ancien banquier congédié après des décennies de bons et loyaux services, contraint de faire le mal s’il veut subvenir aux besoins de sa famille. Mais le raccord au mal va plus loin, et la subsistance n’explique pas tout : il s’agit également de se mettre à l’unisson d’une perte généralisée de l’espoir et de la morale, tous deux gangrénés par un capitalisme hasardeux et inhumain, que l’on contacte par coups de téléphone interposés.
Aussi Monsieur Verdoux ne déroge-t-il pas à la règle en ce qu’il élabore une parabole du système américain ainsi qu’une réflexion puissante sur la destruction d’autrui, tantôt condamnée par la loi lorsqu’elle est le fait d’individus désœuvrés, tantôt acceptée lorsqu’elle est le fait de pays. Le cinéaste démasque une hypocrisie nationale et judiciaire à peine deux ans après la fin des combats : on comprend aussitôt les raisons qui ont conduit le long métrage à l’échec commercial.
Aujourd’hui visionné, il retrouve toute sa superbe et déploie une verve satirique aussi tranchante qu’une lame de rasoir : on ne sait jamais sur quel pied danser, on hésite entre le rire, l’effroi ou les larmes, comme l’issue de cette rencontre entre Verdoux et une jeune femme qu’il ramène chez lui, en louvoiements incessants. Un immense long métrage, à la fois jeu de massacre et tragédie, qui atteste l’engagement politique et esthétique d’un artiste conscient de l’impact qu’il peut avoir sur le monde.