Le tour de l'île par deux enfants (ou l'art de la fugue)
Au début on peut être séduit par les couleurs acidulées, par l'agencement symétrique des images, par l'irruption de la musique, par des mouvements de caméra très réfléchis et quasiment sans raccords, par l'étonnante fusion entre les décors naturels (l'île existe, du côté d'Acadia) et le décor façon hobbit; on peut être aussi décontenancé, rester perplexe face à un récit (?) qui échappe et n'accroche pas forcément. Et puis Wes Anderson livre un indice évident pour éviter de perdre le spectateur - les deux enfants se sont rencontrés il y a un an, flash back, on peut enchaîner,.
Moonrise Kingdom est une histoire d'amour fou entre deux enfants. Mais c'est la folie Anderson, sans lyrisme et sans pathos, on y reviendra. Moonrise Kingdom est aussi un conte (avec des milliers de références, qui peuvent venir d'Aderson ou du spectateur ...) - un conte dans lequel les adultes sont à la fois très vieux et très immatures, d'une tristesse affligeante, dont le meilleur témoignage est le dialogue nocturne sur lits très séparés entre les époux Bishop (Bille Murray et Frances Mc Dormand), à propos de problèmes d'avocats. Tous les adultes sont vieux et pathétiques, étriqués dans leurs raisonnements et dans leurs costumes portés par les maquillages et les déguisements ineffables des grands acteurs - le pyjama (mais seulement le bas ...) de Bill Murray, les chaussettes de Bruce Willis, la coiffure de Harvey Keitel, les chemises à carreau ou les robes informes à la Deschiens d'Eward Norton et de Frances Mc Dormand ...
Les enfants par contre sont des rois de l'orientation, de la survie, ils lisent des cartes, pêchent, lisent, produisent des oeuvres d'art. Et ils s'aiment. Mais cet amour, où la passion semble totalement absente, peut à nouveau déconcerter, laisser perplexe et perdre certain spectateur. Et les deux jeunes comédiens, excellents, n'y sont pour rien. Tout semble calculé, réfléchi, mis à distance (sans implication de Wes Anderson, de ses acteurs et donc du spectateur). La scène du premier baiser, irrésistible, est essentiellement réfléchie et technique - aucune effusion là-dedans.C'est tout le paradoxe, ou tout le génie Wes Anderson - son lyrisme sans lyrisme (je reprendrai la formule !). Anderson refuse toute identification individuelle, immédiate, du spectateur au personnage, toute forme de fusion primaire, d'adhésion psychologique (souvent aussi forte que mièvre). Son lyrisme touche à l'universel, au principe même de la fusion, et d'une façon infiniment légère. Mais il touche assurément (et il touche au plus profond bien après son visionnement). Ce lyrisme-là est sans doute beaucoup plus fort - même si certains, c'est aussi évident qu'irréprochable, ne pourront pas se retrouver dans cette approche.
On n'a plus dès lors qu'à se laisser porter, goûter à nouveau les couleurs, revoir les fragments qui émergent et dont la chronologie n'a pas la moindre importance - des maisons de poupée, une cabane perchée au haut d'un arbre dans le camp scout, la tente où se sont réfugiés les enfants soulevée par le père à la façon d'un chapeau, les jumelles de Suzy qui découpent des fragments de réalité, le bric-à-brac de son sac( avec pick-up et Françoise Hardy), les coups de foudre à répétition, qui évidemment ne tuent personne, le narrateur deus in machina et sosie du commandant Cousteau, l'image de la crique paradisiaque qui clôt le film et lui donne son titre (paradis, mais paradis perdu), ou dans la bande son, ce morceau de Purcell au début, de Benjamin Britten à la fin et le thème même d'Alexandre Desplats après la fin ... que les instrument composent, décomposent et recomposent comme les mailles d'un tricot ou d'un groupe social ... Tout cela n'est pas sans évoquer un conte de Roald Dahl, ce grand adulte qui se défiait des adultes mais aimait les enfants - et dont Wes Anderson venait d'adapter le Maître Renard. Il n'y a pas de hasard.
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