La scène commence par le plan d’un band, tout en strass et paillettes et cheveux laqués, qui se desserre progressivement, pour révéler dans un mouvement de caméra langoureux tout un univers technique, tout un monde de fabrique cinématographique. Le mouvement prend de la hauteur, s’élève comme pour trouver un peu d’air pur dans cette surenchère de toc et d’artifices, dans lequel un homme, le réalisateur, apparait de dos, absent à ce qui s’y passe. Contre-champ : dans un bain de lumière irréel, apparait une figure bleutée lumineuse, Betty. Aucun son, sinon le tube enchanteur et aérien de Connie Stevens. Le plan suivant, c’est le réalisateur, troublé, qui se retourne pour apercevoir Betty. Leurs yeux se rencontrent. Quel est le connecteur logique entre l’arrivée de Betty et le réalisateur qui se tourne vers elle, au comportement manifestement illogique, alors qu’aucun son ne surgit à l’écran pour indiquer à ce dernier la présence de cette blonde angélique ? Le seul lien qui vient entremêler ces deux regards, c’est le tube, aussi bien intradiégétique qu’extradiégétique, de Connie Stevens : à la fois, pudique, amoureux, joueur, boudeur, en cadence majeure quand les deux êtres prennent connaissance de la présence de l’autre : bref, l’incarnation de la séduction et du ravissement. La séduction irrigue toute cette séquence absolument extraordinaire. La caméra opère alors un mouvement serpentin (merci Thaddeus pour ce superbe adjectif) — magnifique, l’un des plus beaux mouvements de caméra de l’histoire — pour se rapprocher du visage de Betty, tourné vers le réalisateur. Contrechamp : le réalisateur est perturbé. Contrechamp : Betty fait un bref mouvement de lèvre, détourne la tête, d’un air gêné. Quelques temps plus tard : gros plan sur les lèvres d’Adam, le réalisateur, cette zone hyper sensible et sensuelle du corps.
Cette séquence me bouleverse encore et encore, c’est la plus belle rencontre du cinéma. Balzac a encapsulé la rencontre amoureuse en une sentence : « Nos yeux se rencontrèrent ». Et Flaubert lui a emboité le pas : « Ce fut comme une apparition ». Au cinéma, Lynch a trouvé sa propre formule. Cette scène de rencontre est merveilleuse, c’est la quintessence du charme et de l’emballement, de la naissance du désir.
Et pourtant, cette scène ne mène narrativement à rien. Elle est sans conséquence, la relation entre les deux personnages est manquée. Tout semble si vrai dans cette séquence isolée, elle est l’incarnation de la rencontre amoureuse, mais c’est un cul de sac, une illusion.
Mais qu’importe, la scène se suffit à elle-même. Elle est sans conséquence, elle n’est pas rationnelle, mais elle porte en elle une quintessence sensorielle et émotionnelle.
Et Mulholland Drive, en dépit des mille massores qui tentent de rationaliser narrativement et psychanalytiquement le film, ce n’est que ça : une générosité sensorielle à chaque scène, portée par une inspiration artistique, celle de Lynch, absolument inouïe. Par un désir vital de créer et de faire ressentir.
Alors Mulholland Drive, c’est aussi
L’émerveillement absolu —Angelo Badalamenti délivrant des notes féériques de bruit blanc porté par une paix intérieure, Betty arrivant à la cité des anges, le plan se resserrant vers son sourire béat et son mouvement d’épaules connivent avec celui d’Irène, le « Welcome to Los Angeles » en plongée et sa réception par Bettis en contre-plongée, la lumière irradiant la scène.
La terreur — Les hurlements de Diane, les vieux qui surgissent en gros plan dans une agression de lumière, en totale contradiction avec la scène précédemment évoquée.
Le rire ¬— Adam Kesher en cocu, brutalisé par l’amant neurasthénique de sa femme, le light jazz en fond ; le mastodonte mafieux qui se ramène quelques minutes plus tard, avec un son tout aussi funky. La musique légère et fifties/sixties comme assonance connectant ces deux scènes et donnant une cohérence rythmique à l’ensemble, une sorte de mélodie harmonieuse et entêtante qui parcourt tout ce périple cinématographique
Les rimes et la cohésion rythmique — la mélodie mélancolique entêtante lorsque Diane ne peut plus échapper au constat de l’échec de sa relation avec Rita. Je ne sais comment l’expliquer, mais du réveil de Diane à sa masturbation désespérée, en passant par la scène de la voiture entre Adam et son actrice, parfumée de cruauté, tout fonctionne comme un poème, parfaitement ordonné, tout fonctionne rythmiquement avec régal, et pourtant tout conserve son mystère. La poésie.
La sidération — Le coup de feu. Le gros plan sur le spectre du Winkie’s. Diane et Rita se fondant à jamais dans le ciel étoilé de Los Angeles. La puissance paroxystique de Badalamenti. Encore une fois, la succession de chaque plan est une leçon magistrale. Tout fonctionne brillamment, et je ne sais pas pourquoi. Le « silencio ». L’état d’hébètement.
De bout en bout, le film défile comme de la musique. Liquide comme de l’eau, cet élément à partir de laquelle l’imagination fait émerger les rêves.
Je m’arrête là. Lynch a vaincu le langage traditionnel. Il ne reste plus qu’à s’asseoir, se taire, contempler, et se laisser asséner de toutes les sensations les plus contradictoires (la scène du passage secret, les mains qui se tiennent, les regards qui se croisent, non mais franchement...). Chapeau l'artiste.