Le discours sur la vie des artistes sacrés fait souvent peau neuve lorsqu'il s'affaire à retracer la période hautement tragique et controversée de leur descente aux enfers. Jetant à nu la fragilité d'êtres semblant échapper au commun des mortels, cette perspective quelque peu amer révèle pourtant avec éloquence une facette de leur créativité difficile à mettre en lumière au sein des biopics plus traditionnels. La singularité du récit et de l'angle d'observation sont ainsi autant de critères appréciables dans de telles entreprises et My Foolish art, premier film du réalisateur hollandais Rolf van Eijk, illustre bien cette tendance.
Après le documentaire Let's get lost et le biopic américain Born to be Blue, cette nouvelle suggestion sur la vie du trompettiste Chet Baker sort des sentiers battus et propose de se concentrer sur l'enquête policière qui suivit sa mystérieuse défenestration à Amsterdam en 1988. La caméra nous embarque d'emblée et sans concession dans l'atmosphère du film noir et l'on est surpris d'entendre dès l'ouverture la voix de Chet Baker jetant ses pensées en off alors que la découverte macabre de son corps s'offre à nos yeux et à ceux de Lucas, l'enquêteur. Pourtant, après un démarrage timide qui sonne d'abord plus farfelu qu'original, l'exploration au fil de l'œuvre des états-d'âme du policier à travers sa découverte de l'univers du musicien s'avère d'une pertinence esthétique surprenante. Miles Ahead l'avait montré plus tôt, l'enquête est définitivement un dispositif qui scie à merveille aux enjeux du biopic. Son caractère explicitement investigateur donne à la vie du musicien tourmenté et à la découverte de son univers une forme d'évidence, autorisant ainsi l'accession en profondeur aux enjeux de son existence, de sa musique. Aussi, le choix d'épouser une unité temporelle très restreinte - les quelques jours, heures, précédent la mort et les instants d'enquête lui succédant - permet-il au récit d'éviter l'écueil de l'autopsie biographique en autorisant plutôt le spectateur à partager le temps d'un instant les émotions du trompettiste, son humanité, sa part d'obscurité.
Logiquement, la mise en scène distille une atmosphère lourde et mutique propre au polar où le brouillard des ruelles sombres et crasses d'Amsterdam by night laisseront entrevoir avec un certain effroi les facettes les plus obscures du trompettiste junky, aussi attendrissant qu'égoïste, aussi fragile que violent et misogyne. Les derniers instants, fugaces, rageusement mélancoliques, contiennent incontestablement en eux-même quelque chose d'une poésie violente et pure. L'autodestruction du "Prince of cool" que la caméra s'obstine à capter dévoile sa vibrante sensibilité et le lourd sacrifice que cette dernière implique inévitablement pour réussir à façonner ce son si unique, capable de faire chavirer le cœur de qui s'aventurera à en écouter les premières notes.
Malgré certains défauts attendrissants qui font souvent la marque des premiers films, My Foolish Heart est assurément une proposition forte et un hommage sincère et sans artifice à la musique de Chet Baker. Le parallélisme entre la vie intime de l'artiste et celle du détective devient fascinant au sein des scènes où Lucas s'abandonne aux balades mélancoliques du maître, prenant ainsi conscience de son propre spleen, transcendé par l'expérience de l'écoute et les émotions que la trompette lui partage. Parce que le film est une puissante exploration de la musique comme partage : entre les protagonistes, avec le public, le spectateur, avec le cadre. Chaque montée sue scène se transforme en une danse langoureuse avec l'instrument du maestro autour duquel la caméra se meut librement et sensuellement en gros plans aussi instables qu'intimes. L'univers tout entier se fige, tandis que le son fragile et vaporeux du cuivre plonge l'auditorat dans un rêve éveillé qui déjà, s'arrête, alors que l'on souhaiterait s'y réfugier pour toujours.
Comme sa musique, toujours au bord de la rupture, Chet Baker n'a pas fini de nous faire vibrer. "As long as people will have problems, the blues will live".