La seule image que j’attribuais jusqu’alors au cinéma de Ruiz était cette frappante séquence, dans Le temps retrouvé, de la sonate de Vinteuil, d’un formalisme exacerbé permettant aux auditeurs de glisser sur leurs bancs, transportés par la musique.
Cette valse esthétisante est le point d’entrée dans Les Mystères de Lisbonne, voyage dans le temps et la littérature, qui exige qu’on se déleste de nos attentes habituelle pour pleinement apprécier la candeur d’une ode à la fabrique de l’histoire.
Romanesque, feuilletonesque, le film se construit sur le principe du récit enchâssé. Au long de ses 4h20, les protagonistes vont tour à tour dérouler un écheveau du récit depuis ses origines : passion, vengeance, origines obscures, identités multiples, meurtres, duels se succèdent sur des temporalités différentes, occasionnant une gymnastique de l’esprit assez dense pour restituer les liens de chacun dans cette inextricable nébuleuse.
Ruiz prend à bras le corps les attendus d’une littérature sentimentale pour en dresser le catalogue, sans ironie ni perfidie, et ce parti pris est ce qui fait la grande réussite du film. Pas de relecture, pas de dépoussiérage, mais une immersion dans cette écriture fleuve, ancêtre de nos séries à l’eau de rose (le film existant d’ailleurs aussi sous ce format, sur 6 épisodes d’une heure).
Car si les sujets se succèdent comme autant de poncifs, Ruiz joue de cette écriture en la faisant toujours figurer au premier plan : les transitions sur le théâtre de papier (qui rappelle la belle esthétique des films de Michel Ocelot, Les contes de la Nuit), l’importance des lettres, qu’on déchire et qu’on reconstitue, qu’on brûle et qu’on se transmet atteste de cette fascination pour la transcription de l’imaginaire. La révélation finale attestera de cette importance du cheminement mental et onirique dans la quête des origines par le biais du fictionnel, expliquant notamment les belles et déconcertantes irruptions d’un certain irrationnel (un personnage faisant tomber au sol des femmes rien qu’en les regardant, un autre arrivant de l’arrière-plan pour se suicider, sans raison apparente, au départ des personnages principaux…).
Mais c’est aussi et surtout par le traitement formel qu’il va sublimer ces thématiques. Dans une esthétique du mouvement qui rendrait jaloux Sorrentino, Ruiz matérialise les voyages fictionnels. Chaque plan est un tableau, et l’interaction entre picturalité et temporalité est constante : travail sur l’arrière-plan, sur les miroirs, sur la circularité et les déplacements de personnages immobiles, glissant malgré eux dans une danse qui les domine, confèrent à ce récit à la longueur démesurée une aura proprement hypnotique.
Volontairement artificiel, outré dans son formalisme, Les Mystères de Lisbonne exige du spectateur une bonne volonté et l’envie de goûter à ce raffinement d’un autre âge. Mais pour peu qu’on se laisse prendre la main, le voyage dans les méandres mélancoliques d’un petit être sans nom et en quête de ses origines peut s’avérer dépaysant et émouvant. Car Ruiz, pour qui cette somme est l’un de ses derniers films , ne s’en cache pas : il s’agit bien de se laisser aller aux excès d’une conscience fiévreuse, aux rives de la mort, que l’urgence rend plus apte à assumer ses fantasmes romanesques et juvéniles.