Eastwood est né en quelque sorte avec Sergio Leone et ses westerns spaghettis. La figure du blond mystérieux, la classe du poncho et une légende derrière. Tout chez Eastwood rappelle que le réalisateur italien fut son mentor, tant pour les westerns, genre de prédilection de Eastwood acteur et réalisateur, que pour le reste de sa filmographie. Et Mystic River est particulièrement réminiscent de cette filiation, avec ces plans de ce quartier populaire de Boston s'ouvrant sur une baie et un pont suspendu en métal qui évoquent, invariablement ceux de Il était une fois en Amérique donnant sur le pont de Brooklyn. Eastwood est si proche ici de Leone qu'il ramène même dans son casting Eli Wallache, son compagnon du Bon, La Brute et le Truand.


Le film, comme Il était une fois en Amérique, est un film sur l'enfance perdue. Des gamins d'un milieu populaire, livrés à eux mêmes et à la violence. Tout comme le film de Leone, celui de Eastwood est un drame social sur fond de banditisme et de truanderie. Il utilise le même procédé de l'ironie dramatique, les personnages cherchant à se faire justice eux-mêmes, finissant punis en quelque sorte par le destin. Le personnage de Sean Penn, ivre de vengeance et de colère, se venge, et se trompe, comme celui de Robert de Niro. Eux deux, immenses acteurs par ailleurs et toujours dans des rôles ambigus. Les deux réalisateurs aiment les justiciers vengeurs et crapuleux, à la morale douteuse. Ils croient dans une justice individuelle comme ultime rédemption. Et a la fin, même dans l'erreur, il n'ont toujours rien appris. Sean Penn s'est trompé. Il a tué le mauvais homme. Et alors ? Tout comme le personnage de De Niro, il espère toujours être le roi de son quartier, le maitre des lieux et du jeu, sans voir que sa vie est tristement ratée et médiocre.


Mais comme tout élève, Eastwood rompt, à soixante-dix ans, avec son maître. Cette rupture il l'avait déjà entamé avec Impitoyable où il enfonçait l'ironie de Sergio Leone et ses westerns spaghettis dans le désespoir et la vengeance froide, sans ce détachement et ce flegme italien. Il s'aventurait dans la poisse, la revanche crépusculaire, sans panache, réalisme le plus cru. Un vieillard criminel allait trouver la paix en expiant ses pêchés par d'autres meurtres. Ici, il en est de même. Il ne s'agit pas en réalité, comme dans Il était une fois en Amérique d'une histoire d'hommes qui auraient pu réussir si l'ironie du destin n'avait pas joué en leur défaveur. Non, ici tout était tristement écrit d'avance, par le déterminisme social. Dave, ce garçon enlevé et violé enfant, sous les yeux de ses deux copains, est quelque part mort ce jour-là. Plus jamais ce personnage ne s'en remettra. Il n'aura pas à un seul instant de répit suite à son traumatisme que presque tout le monde ignore et dont personne ne fait état. D'ailleurs, il ne sera jamais parvenu, contrairement à ses deux amis, à marquer son nom dans le bitume encore coulant à coté des leurs. Il aura été enlevé avant, traçant juste deux lettres. Il n'a alors, comme il le dit, qu'une vie de vampire, une demi-vie. Personne ne se soucie de sa souffrance, il est un faible, et considéré comme tel par les autres personnages, même sa propre femme. Tim Robbins est un acteur absolument remarquable, ici, comme ailleurs.


Avec ce film, Eastwood arrive dans la période de son cinéma social et politique. Il avait déjà fait des incursions avant, mais à la suite de Mystic River, ses plus grands succès, hormis les biopics, seront des drames sociaux et d'ailleurs la plupart des biopics d'Eastwood auront aussi cette patte naturaliste et sociale. Des portraits de l'Amérique, des histoires de destins brisés, de femmes et d'hommes modestes. Eastwood a rompu ici avec Leone parce qu'il est un pur naturaliste. Il filme une Amérique du quotidien, avec la sobriété d'un dramaturge qui laisserait son texte et sa caméra parler pour lui. Il n'y a pas d'effets d'esbroufes, il y a la simplicité d'histoires vraies et une pure humanité. Leone est un réalisateur du style, faisant des films fleuve comme un Victor Hugo écrirait des romans. Eastwood est plus simple et intimiste. Son film a moins de portée. Mais il est humain et toujours juste dans le ton. Mystic River est le film de la maturité, le jalon qui va déterminer la suite de sa filmographie avec des films comme Million Dollar Baby ou Gran Torino qui en sont les héritiers, à ce ceci près que Mystic River a plus d'ampleur.


Cette ampleur vient ici sûrement de la musique, composée par Eastwood lui-même, et de l'aspect mystique de son sujet, axé sur la rivière de Boston, qui donne une touche poétique à l'ensemble, la rivière étant filmée sous toutes ses formes à renfort de travelling. Tout se passe dans cette baie comme tout se passait à Manhattan dans Il était une fois en Amérique. Eastwood donne aussi la part belle au jeu d'acteurs, avec un casting parfait, Sean Penn étant bouleversant de justesse (la scène de la découverte de la mort de sa fille est d'une rare violence, lisible sur son visage), et Tim Robins dans une folie troublante. Enfin, la mise en scène, sobre et élégante, la narration, faite de parallèles terribles et d'ironie, sont très soignées.


Mystic River c'est l'Amérique à portée de main, modeste et ordinaire. Et aussi terriblement injuste et violente, telle qu'elle l'est, sans fard, sans esbroufe, sans artifice. C'est ce qui rapproche Eastwood et le sépare de Leone tout à la fois. Il est tout aussi violent que lui, mais plus désabusé encore et sans effets de style. Il est plus humble et humaniste. Il est le témoin de l'histoire américaine et par sa filmographie immense et ses 70 ans de carrière, Eastwood est l'Amérique. Son film a le mérite comme ceux de la Trilogie des Il était une fois de Leone de capter la vérité américaine. A part peut-être que son conte a lui ne mérite pas de commencer par "il était une fois", la fin en étant déjà inéluctablement écrite, le crépuscule étant déjà là avant que l'aube n'ait commencé, il est aussi noir et funeste que les eaux troubles de la Mystic River.

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le 7 mars 2021

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Tom_Ab

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