Napoléon
8.1
Napoléon

Film de Abel Gance (1927)

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"Mes amis, tous les écrans de l’univers vous attendent."

Texte originellement publié sur Filmosphere le 27/11/2016.
http://www.filmosphere.com/movies/napoleon-abel-gance-1927


Dans le vaste territoire des revisites de l’Histoire, les fantasmes se confrontent à une réalité qui nous échappe. Des miettes de son héritage, nous tissons éventuellement une fresque comme ode à la grandeur, une célébration qui se veut à la fois anachronique et intemporelle, soit une Histoire qui s’écrit sur l’autre. C’est celle-là même qu’a imprimée Abel Gance lorsqu’il forgea son Napoléon il y a près d’un siècle, convoitant une ampleur qui ne trouverait d’égal que face à son propre sujet. Et quand ce dernier mit l’Europe dans son ombre, ce fut bien, et c’est toujours, son adaptation qui met ce coup-ci le cinématographe tout entier dans la sienne.


Napoléon Bonaparte s’assimile à un mythe contemporain de l’Histoire française, si ce n’est européenne. En cela, il est traité et défini de manière contradictoire (socle d’un État moderne pour les uns, usurpateur belliciste pour les autres), comme une légende que chacun s’est appropriée, un patrimoine qui n’aura eu de cesse de nous fasciner. Il faut bien se dire qu’à l’époque où le Napoléon vu par [1] Abel Gance sortit, cela ne faisait jamais qu’un peu plus d’une centaine d’années que l’Empereur s’était éteint, mort d’ennui – mais pas que, à Sainte-Hélène. Cette mythologie du héros de la Révolution et de la République bouleverse profondément Abel Gance, lui qui a justement vu la France et l’Europe s’autodétruire durant quatre ans dans des tranchées sans avenir, souvenir qui l’a longtemps hanté. Pour lui, adapter Napoléon, c’est adapter les enjeux de la République d’hier, d’aujourd’hui et de demain. Mais adapter Napoléon, c’est aussi se confronter à de nombreux démons, qui sont autant ceux du personnage que ceux de notre société. C’est, dans tous les cas, entreprendre une aventure qui ne relève pas simplement de l’épique, mais bel et bien du politique. Au-delà des livres et tableaux, Gance transcende sa vision de l’Histoire d’une manière telle que l’on se demande alors si le cinématographe n’a simplement pas été inventé pour raconter seulement cette histoire-ci. En long, mais surtout, en large.


Pourtant, aussi colossale soit cette h(/H)istoire, nous autres en sommes des héritiers privilégiés, devant ce qui aurait pu être un patrimoine perdu. Car s’il est bien là question de célébrer tout du long Abel Gance, il ne faut avant tout par faire l’impasse sur ceux qui ont œuvré dans l’ombre du géant (le cinéaste comme le film), comme un travail de mémoire transmis de génération en génération, sur plusieurs pays, entreprenant une fouille archéologique qui rejoint, enfin, la grande Histoire convoitée par Gance lui-même. Napoléon, c’est aussi – un peu – l’œuvre d’Henri Langlois, Bambi Ballard, Francis Ford et Carmine Coppola, enfin Kevin Brownlow et Carl Davis. Il ne faudrait pas, par ailleurs, oublier que le plus grand saboteur du film, outre l’inexorable temps, n’a été autre qu’Abel Gance lui-même [2], comme l’aura rappelé l’historien Georges Mourier, lui aussi travaillant en parallèle sur une nouvelle restauration du film, dans un montage différent. Involontairement (quoique ?) le film est devenu métaphysique : un passé historique à retrouver, en démêlant nos fantasmes, notre vision contemporaine, du factuel à propos de l’œuvre et de ce qu’elle devrait être. Et dire que la tapisserie pharaonique qui nous est présentée n’est qu’un sixième de l’épopée complète qu’avait à l’esprit Abel Gance [3] !


Les cinéastes ont rarement été plus inventifs et audacieux que ceux des années vingt, comme ceux de l’impressionnisme et de l’avant-garde française. Abel Gance disait par ailleurs que le cinématographe se devait d’être la rime d’une constante innovation, autrement dit une leçon que nous pourrions de nos jours bachoter davantage. Traiter un passé à la grandeur légendaire est toujours le risque d’une perdition dans les abîmes de l’académisme ronflant et l’étalage de décorum. Mais non ici, puisque justement, se collisionnent dans ce passé des temps et réflexions de tous âges qui seront encore ceux de demain, ce que Gance avait compris. La célébration de la France de jadis n’est pas tant juste celle d’un idéal cocorico et coloré, mais un acte fort, poing en l’air, devant les remontées du fascisme dans l’aube grondante d’un totalitarisme universel. Napoléon ne peut pas être un film du passé, pas plus en 1927 qu’aujourd’hui, en 2016. Sans détours, Stanley Kubrick, dont on connaît l’engouement pour le personnage de Napoléon Bonaparte grâce à l’incroyable projet qu’il a tenté de lui consacrer, en disait : « le film est un chef-d’œuvre d’invention cinématographique, apportant des innovations à l’écran qui sont encore aujourd’hui appelée innovations lorsque quelqu’un a assez d’audace pour les essayer de nouveau » [4].


De l’école militaire de Brienne aux portes de l’Italie, Gance s’en tient à couvrir des moments-clefs de l’épopée napoléonienne, diluée dans celle révolutionnaire, ceux-là mêmes qui forgent un symbole universel. Le chapitre scolaire est à ce sujet un modèle d’écriture comme procédé d’iconisation. Pendant l’hiver 1782, le jeune Bonaparte et ses vaillants, ceux qui pourraient déjà être sa Jeune Garde, défendent un fort de neige contre l’assaillant, cinq fois plus nombreux. Gance déploie déjà tout le spectre de sa modernité, de ses impressionnantes envolées de montage super-cut à l’énergie de plans en caméra épaule – procédé alors pas loin d’être inédit. En s’immisçant dans les prémices de la légende, le réalisateur taille un personnage qui convoite autant la gloire que l’unité, comme si l’une était la résultante de l’autre. Le destin à venir est présenté à la manière d’une prophétie, voyant s’entremêler les images du jeune cadet aux traits de son aigle apprivoisé, soit la tâche qui lui incombera plus tard quand il faudra apprivoiser la Révolution, pas moins sauvage et puissante que le rapace. C’est aussi là l’œuvre d’un grand romantique (et pour cause, Gance cite plus ou moins explicitement Friedrich plus tard) voyant dans son personnage-même la matrice d’un idéal par ailleurs humaniste.


Dans l’ombre des « dieux » de la Révolution, Danton, Robespierre et Marat, Bonaparte est le spectateur d’un mouvement informe. Derrière le lyrisme autant va-t-en guerre que républicain de la Marseillaise, à la force des idées que célèbre le jeune lieutenant (« votre hymne sauvera beaucoup d’hommes des canons » dit-il à Rouget de Lisle), Abel Gance n’omet pas le spectre de la Terreur, fruit pourri mais inaliénable de l’insurrection. Lorsque les têtes sectionnées de ses victimes passent devant la fenêtre du modeste appartement de Bonaparte, celui-ci est hanté par la vertu d’une République qui ne devrait pas être ceci, qui est justement celle de l’unité des hommes, non celle d’un massacre fratricide. Il se tisse ici toute l’opposition du patriotisme vertueux face au nationalisme régressif, alors que l’on se prend en plein visage le fond d’un film muet qui confronte des démons toujours contemporains. Quelle valeur accordons-nous à nos valeurs ? Faute de héraut fédérateur, un mouvement populaire a vite fait de dégénérer, qu’importe la légitimité de sa lutte. Dans un grand mouvement d’Histoire qui se répète, Gance cristallise l’Europe des années vingt, puisqu’il ne faut pas perdre de vue que le film est tourné entre 1925 et 1926 – tout comme… Metropolis. En filigrane apparaissent les reflets de l’insurrection spartakiste berlinoise de 1919, le vacillement à venir de la République de Weimar, l’embrasement fasciste en Italie, enfin le repli nationaliste français (un comble sinistre quand Gance entreprend aussi de célébrer la Nation comme utopie moderne [5] ), et, bien sûr, la guerre. La Grande.


Ce mauvais souvenir qui hante une jeunesse pas si lointaine est encore dans tous les esprits, puisqu’il n’est là ni plus ni moins question du socle fondateur de ce nouveau siècle. Les tranchées, Gance y était et les a traduit, incroyablement et à la force d’un littéral fantastique, dans son précédent J’accuse (1919). L’imagerie crasse de la Der’ des Der’ est délibérément reconstituée de manière anachronique dans Napoléon, ou quand le siège de Toulon sous la pluie devient une mêlée boueuse qui n’est pas sans rappeler la boucherie de la Somme. Jamais, ou presque, les « films à costumes » des XVIIIème et XIXème siècles, quand bien même reconstituant des conflits, n’ont eu cette modernité visuelle, alors que la référence des batailles rangées devint plutôt la macabre propreté du pas moins brillant Barry Lyndon de Stanley Kubrick. Seul Steven Spielberg, dans son ouverture de Lincoln, à la bataille d’Antietam, y a transféré cette imagerie barbare. Peut-être, après tout, le dilemme était-il le même : la République face à ses démons, son leader idéaliste face au conflit meurtrier qu’il cause. Le besoin, ensuite, d’unité.


Quelque chose d’exaltant s’est par ailleurs déroulé à la projection de la version restaurée de Napoléon au Royal Festival Hall de Londres. Il s’agit-là d’une parenthèse personnelle mais dont l’intensité raccorde avec l’expérience filmique. Une séquence voit Bonaparte, avant son départ pour l’Italie, se rendre à la Convention, la nuit, vide. Il y confronte les fantômes de la Révolution – Danton, Robespierre, Desmoulins, Marat… Alors que ceux-ci l’incombent d’être le leader que le mouvement cherche, Napoléon dévoile son plan pour l’unité. Il y évoque « la libération des peuples oppressés », « la fusion des intérêts de la grande Europe », « l’abolition des frontières » et la « République universelle » dans une « patrie commune ou chacun se retrouvera ». 1927. Le public britannique, profondément ému, a vivement applaudi au beau milieu de la projection symphonique. C’est-à-dire que nous sommes en présence d’une œuvre telle qu’elle a fait se mouvoir ces anglais, transcendés par Napoléon Bonaparte. Peut-être ne sommes-nous pas loin de ce que souhaitait Abel Gance lors de la projection de Napoléon au Palais Garnier, où le public, possédé, devait chanter la Marseillaise en synchronisation avec le film. L’étalage de ferveur et de puissance cinématographique, de ce que Gance lui-même qualifiait d’être « le plus bel art de l’avenir » est ici saisissant, honorant celui-ci qui souhait conquérir « tous les écrans de l’univers ».


Dans son génie mégalomane [6], Gance a aussi su toutefois bien s’entourer, autant qu’il a été un remarquable chef d’orchestre à l’enthousiasme communicatif (ce à propos de quoi il faut absolument lire sa déclaration se trouvant plus en dessous). On célèbre rarement les acteurs dans le cinéma muet, si ce n’est quelques grandes figures aux rôles célèbres. Mais il faudrait ici consacrer des pages à cette galerie de personnages qu’expose Gance. Car, bien sûr, il y a Albert Dieudonné, dont la prestation, ou l’incarnation, car le terme serait plus juste, dévoile certainement l’image la plus captivante que l’on a pu voir de l’Empereur en devenir, aux côtés de celle du regretté Patrice Chéreau dans Adieu, Bonaparte. Mais plus que cela, il y a ses adjuvants et ennemis, que les cadres serrés et filtrés du muet viennent magnifier, de l’emphase colérique d’Alexandre Koubiztky sous les traits de Danton à ce charisme froid d’Edmond van Daële sous ceux de Robespierre. Et puis, tant qu’à parler de froideur et de charisme, retombons finalement – encore ! – sur Abel Gance, qui se réserve le rôle de Saint-Just. On laissera au spectateur tout le luxe d’analyser ce délicieux plaisir du metteur en scène à prendre les traits d’un nettoyeur de la Révolution…


8La « gigantesque porte de l’Histoire » chère à Gance, il l’a donc franchie. Et pas d’une moindre manière, d’ailleurs, puisque épaulé par deux révolutions : une politique, l’autre cinématographique. Et ce, jusqu’à la fin, jusqu’au légendaire triptyque final qui près de trois décades d’avance sur les futurs films en format large [7], ce qu’il baptisa plus tard « polyvision ». Ceci, pour la largeur du cadre, évidemment, mais aussi pour les trois fenêtres cinématographiques et temporelles ouvertes, à l’image de ce que son film reflète : passé, présent et futur. Gance avait dans sa main l’outil cinématographe sous forme de pâte à modeler, à refaçonner selon ses désirs fantastiques. Il nous appartient donc d’en hériter et de l’honorer, autant que ceux qui nous le font découvrir ou redécouvrir, comme Carl Davis et sa formidable partition inspirée de Mozart et Beethoven, à la hauteur du mythe encadré. Brûlant d’actualité, Napoléon reconditionne notre vision théorique du film biographique, genre trop souvent malmené devant l’exigence qu’impose le film historique. Car il faut alors bien se rendre compte que Gance est de ceux, et ils ne sont pas nombreux, qui ont raconté la réalité – la sienne, mais imprimé la légende.



" Proclamation
M. Abel Gance adressait le 4 juin 1924 cet appel à ses collaborateurs



Il faut, entendez bien le sens profond de ce que je mets dans ces mots, il faut que ce film nous permette d’entrer définitivement dans le temps des arts par la gigantesque porte de l’Histoire. Une angoisse indicible m’étreint à la pensée que ma volonté et le don de ma vie même ne sont rien si vous ne m’apportez pas tous un dévouement de toutes les secondes.



Nous allons, grâce à vus, revivre la Révolution et l’Empire. La tâche est inouïe. Il faut retrouver en vous la flemme, la folie, la puissance, la maitrise et l’abnégation des soldats de l’An II. L’initiative personnelle va compter. Je veux sentir en vous contemplant une houle de force qui puisse emporter toutes les digues du sens critique, de façon que je ne distingue plus de loin, entre vos cœurs et vos bonnets rouges !!!



Rapides, fous, tumultueux, gigantesques, gouailleurs, homériques, avec des pauses, des points d’orgue qui rendent les silences plus redoutables : ainsi vous veut la Révolution, cette cavale emballée.



Et puis un homme qui a le regard en face, qui la comprend, qui veut s’en servir pour le bien de la France et qui brusquement saute sur elle, la saisit par les rênes et peu à peu l’apaise pour en faire le plus miraculeux instrument de gloire.



La révolution et son rire d’agonie, l’Empire et ses ombres géantes, la Grande Armée et ses soleils, c’est à vous qu’il incombe d’en recréer les immortelles figures.



Mes amis, tous les écrans de l’univers vous attendent.



A tous, collaborateurs de tous ordre, à tous, premiers rôles, seconds plans, opérateurs, peintres, électriciens, machinistes, à tous, surtout à vous, humbles figurants qui allez avoir le lourd fardeau de retrouver l’esprit de vos aïeux et donner par votre unité de cœur le redoutable visage de la France de 1792 à 1815, je demande mieux, j’exige l’oubli total des mesquines considérations personnelles et un dévouement absolu. Ainsi seulement vous servirez pieusement la cause déjà illustre du plus bel art de l’avenir à travers la plus merveilleuse des leçons de l’histoire.



Abel Gance



Au public de nous dire aujourd’hui si le but a été atteint. "




  1. Tel que cité dans le générique.

  2. Dans les années qui ont suivi la sortie de Napoléon, Abel Gance a remonté le film de différences manières, rendant la préservation intacte des négatifs originaux quasiment impossible. En 1935, il a notamment ressorti le film dans une version parlante de 2h20.

  3. Le premier film, celui-ci, aurait donc été Arcole, suivi par 18 Brumaire, Austerlitz, La Retraite de Russie, Waterloo et enfin Sainte-Hélène, qui se serait conclu par l’épilogue du retour des cendres de Bonaparte. Le premier volet, réalisé « seulement » aux 2/3, engloutit tout le budget de l’ensemble dans 400.000 mètres de pellicule. Gance réalisa toutefois un film Austerlitz en 1960, qui se solda hélas par un échec commercial.
    4.Stanley Kubrick cite par Philip Strick et Penelope Houston, in Modern Times : An Interview with Stanley Kubrick, ed. Gene D Phillips, University Press of Mississippi, 2001.
    5.A sa présentation, Napoléon a d’ailleurs été perçu par certains critiques comme nationaliste et fasciste.
    6.Littéralement possédé par l’envie de célébrer l’épopée napoléonienne, Gance a tout de même écrit la première version de son film dans la chambre de Napoléon, à Fontainebleau.

  4. This is Cinerama : 1952 ; The Robe (en cinémascope) : 1953.

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le 28 nov. 2016

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Lt Schaffer

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