Les lieux et leur âme… Et que ne raconte-t-on pas au sujet des bateaux ?! Hantés… Maudits… Le jeune réalisateur Noah Teichner, né aux Etats-Unis en 1987, mais installé en France depuis plusieurs années déjà, se penche sur le destin fascinant d’un paquebot, Le Buford, vers lequel l’ont reconduit les écrits politiques d’Alexander Berkman (21 novembre 1870, Vilnius - 28 juin 1936, Nice), et notamment Le Mythe bolchevik - Journal 1920-1922 (1925). Le militant anarchiste, immigré aux Etats-Unis en 1887, retrace dans ce texte l’expulsion dont il fit l’objet, en compagnie de deux cent quarante-huit autres révolutionnaires d’origine russe, parmi lesquels Emma Goldman (27 juin 1869, Kowno, Lituanie, alors dans l’Empire Russe - 14 mai 1940, Toronto), la compagne de lutte et de toujours. L’anarchiste féministe avait émigré vers les Etats-Unis en 1885, et narre son existence passionnante et mouvementée dans Vivre ma vie. Une anarchiste au temps des révolutions (1931).
S’appuyant principalement sur le témoignage de ces deux textes, mais aussi sur des documents d’archives (films, photographies, extraits de journaux, manuscrits, lettres…), et au moyen d’une utilisation non monotone de l’écran divisé, Noah Teichner instruit le parallèle entre cet effet de la Première Peur Rouge (First Red Scare) qui se manifesta aux USA en 1917-1920 , et la résurrection inattendue que connut ce paquebot qui tenait mal la mer et roulait beaucoup, lorsque Fred Gabourie, directeur technique, le découvrit à demi abandonné et convainquit Buster Keaton de le prendre pour objet de son prochain film. Allait ainsi naître, en 1924, The Navigator (La Croisière du Navigator), par Buster Keaton lui-même et Donald Crisp. En un jeu subtil de montage, le réalisateur, ici secondé par Emmanuel Falguières, relate la traversée vers la Russie, via la Finlande, de ces deux cent quarante-neuf anarchistes, leurs conditions de vie lamentables mais aussi l’espoir qui les habitait, lors de ce retour vers leur pays d’origine. Raison pour laquelle ce mauvais bateau, sur lequel ils furent embarqués de force en décembre 1919, fut renommé « L’Arche soviétique ». Les images extraites de The Navigator offrent à la fois une illustration et un singulier contraste aux témoignages apparaissant sur l’autre partie de l’écran. Sorte de navigation filmique gauche et claudicante, qui illustre parfaitement, en réalité, la traversée dont les révolutionnaires firent l’expérience. Comme pour expliciter cette infirmité, une étrange musique accompagne cette narration très documentée : une série de 78 tours de l’époque que le générique final présente brièvement un à un, mais dont les microsillons délivrent une musique assez fantomatique, parce que restituée au ralenti. Une lenteur qui contredit, en un nouveau décalage humoristique, le rythme plutôt saccadé et légèrement accéléré des films muets d’alors.
On l’aura compris, Navigators est un film exigeant, hautement singulier, et qui ne vise pas les foules mangeuses de popcorn, shootées aux effets spéciaux. Mais il exhume du passé deux fantômes, un bateau outil de déportation back home et un bateau support de burlesque, qu’il fait se rencontrer et même se retrouver d’autant plus volontiers qu’ils forment en réalité un seul et même navire, rendant aux Etats-Unis un pan relativement méconnu de leur Histoire politique et cinématographique.
Critique également disponible sur Le Mag du Ciné : https://www.lemagducine.fr/cinema/critiques-films/navigators-film-noah-teichner-avis-10060441/