Dystopie immédiate
Network est un grand film. Non pas gigantesque, boursouflé de sa propre importance. Grand. Sec, taillé à coups de serpe chirurgicaux. Que du nerf et des tripes, pas de chair inutile, pas de gras...
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le 7 oct. 2013
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Il y a un truc très bizarre et inattendu qui se produit au sein même du film, au coeur de son récit qui rebat complètement les cartes, et qui m'a interpellé.
D'abord, on démarre avec une critique des médias qui peut sembler assez convenue sous le prisme d'un regard contemporain, mais probablement assez visionnaire pour l'époque.
Bref, on est complètement dans la société du spectacle, où le rôle des Executives de la grande chaîne n'est que de faire l'audience à tout prix, pour gagner des parts de marché, semaines après semaines, jours après jours, heures après heures, minutes après minutes. Bref quelque chose qu'on connait très bien.
Ce qui est intéressant dans cette perspective, c'est qu'il n'y a pas d'idéologie, et que tout est bon pour attraper cette audience, jusqu'à l'extrême : diffuser des sujets sociétaux scandaleux pour les moeurs de l'époque (faire une sitcom de lesbiennes), mettre en boîte des émissions anti-système, d'ultra-gauche, suivre des terroristes en direct, bref... Un credo qui finit par corrompre tous les acteurs de cette quête effrénée et autiste à l'audience, et par les phagocyter dans un monstrueux mixeur d'images déconnectées.
L'équilibre est précaire, les enjeux de pouvoir complexes, la domination volatile et pouvant s'effondrer à tout instant. C'est ce qu'on connait très bien dans la culture contemporaine du Buzz, avec le fameux quart d'heure de gloire et ces émissions, ces animateurs, ces starlettes qui cartonnent aussi vite qu'ils sombrent dans la ringardise et l'oubli.
Ned Beatty, un acteur qui m'a marqué durablement, pour son personnage qui se faisait horriblement violenter dans "Delivrance", en m'étant toujours demandé si les humiliations qu'il y avait subies avaient pu plomber la suite de sa carrière.
Rondouillard, un peu tête de victime, il n'en impose pas vraiment, ni ne dégage de charisme incontestable.
Et pourtant dans "Network", via un monologue de 5 minutes constituant l'essentiel de sa présence dans le film, il va décrocher une nomination pour l'Oscar, et pour une fois c'est vraiment pas volé.
Prestation à la fois sidérante, effrayante, et hilarante de Mogul mégalomane se prenant pour dieu, monologue monumental "The World is a business" qui aurait sa place dans n'importe quelle farce cynique des Coen Brothers (Je pense notamment au film "Le Grand saut"), par sa mise en scène cartoonesque remarquable. Il s'agit là d'une déréalisation brutale d'un film qui jusqu'alors semblait encore verser dans un rendu très documentaire. C'est là que le bouleversement se produit, et qu'on bifurque vers une autre voie complètement inattendue.
Pour resituer le contexte, Howard Beale un présentateur de JT interprété par un Peter Finch sosie troublant de Claude Onesta (et un peu Albert Finney) fait des cartons d'audience en jouant le gourou maboul à la parole complètement libre et incontrôlable.
Bref tout va bien, jusqu'à ce qu'il fasse capoter un gros deal présenté comme vital pour les Executives de la chaîne.
C'est alors qu'un Beale à demi-cinglé est convoqué par le big boss, Arthur Jensen, interprété par Ned Beatty donc...
On s'attend donc au pire à un licenciement en bonne et due forme, ou au mieux à un sévère remontage de bretelles.
Mais non, Jensen lui sert en tête-à-tête un discours idéologique :
1- Il n'y a pas d'Etats, pas de frontières, le pouvoir réside dans les grandes sociétés multinationales
2- Pas d'individus, mais de la monnaie humaine (encore plus aujourd'hui à l'ère de la monétisation des données personnelles)
3- Pas de démocratie, tout est régi par et pour l'argent
4- Les gens peuvent participer au marché global et en tirer profit
Et missionne un Beale illuminé chargé de diffuser ces saintes-paroles dans les consciences de la plèbe.
Mais là où ça devient encore plus étonnant, c'est que l'émission de Beale finit par se casser la gueule, l'audience s'érode en raison du ton de plus en plus dépressif du présentateur fou qui assimile les êtres humains à des humanoïdes désincarnés et voués à l'extinction.
Les patrons de la chaîne sont en panique, mais rien à faire. Le big boss s'en fout, il veut maintenir Beale, ce qui est en contradiction totale avec le propos principal du film :
Pour survivre dans les médias, pour dominer, il fallait pourtant gagner des parts de marché, faire de l'audience par tous moyens, dans le plus parfait cynisme.
Mais Jensen c'est l'étage supérieur de la fusée, c'est ce moment où le pouvoir financier est tellement puissant, globalisé, unitaire, immuable que l'audience n'est plus un critère, et pire que cette quête impossible de l'audience est même un marqueur de faiblesse, en raison de son instabilité, de son incertitude.
Le vrai pouvoir, c'est ce moment où le décideur peut s'affranchir de la contrainte de l'audience, et diffuser librement son idéologie, la chaîne étant une variable parmi un milliard d'autres.
Jensen, à l'image d'un Vincent Bolloré représente donc cette espèce de pouvoir absolu qui serait l'étape ultime vers une société Orwellienne.
Mais ce virage déroutant du récit est négocié un peu n'importe comment.
Pourquoi les patrons de la chaîne sont en panique en raison des baisses d'audience de Beale, à partir du moment où leur big boss décide de le maintenir, en se fichant ouvertement de l'audience quitte à perdre de l'argent ? Mystère absolu.
Toutes les conséquences qui suivent et qui forment le coeur du récit, même si elles ont l'apparence de la logique, n'ont aucun sens en raison de l'absurdité de ce postulat de départ :
- La crispation des relations Faye Dunaway/William Holden
- Et le climax (assez raté) avec la mise en scène du meurtre du présentateur en direct, où l'on retrouve cette vision court-termiste de la quête désespérée du sensationnel.
Du coup j'ai eu beaucoup de difficultés à saisir le sens du film, finalement assez bordélique, avec une multiplicité d'intrigues plus ou moins intéressantes.
En fait, le film accuse un sérieux coup de mou après la mise à l'écart d'Holden qui ne fait plus que jouer les utilités dans une intrigue générationnelle pas follement palpitante.
Mais il reste des moments de mise-en-scène frappants (plans sublimes sur les façades obscures d'où proviennent les cris des citoyens révoltés), une variation des tons grisante (du traitement documentaire à la fable cauchemardesque), un melting-pot d'images foisonnantes, et un bavardage constant qui assomme autant qu'il hypnotise (tous les films de Lumet sont hyper bavards d'ailleurs). Bref un film sacrément brillant, dont la noirceur nihiliste et désespérée est passionnante à suivre.
Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Journal du roi lapin - Films (2016), Les années 70, ça déboîte (Top 100), Bilan de l'année - 1976 et Journal du roi lapin - Films 2021
Créée
le 21 mai 2016
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