Dystopie immédiate
Network est un grand film. Non pas gigantesque, boursouflé de sa propre importance. Grand. Sec, taillé à coups de serpe chirurgicaux. Que du nerf et des tripes, pas de chair inutile, pas de gras...
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le 7 oct. 2013
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La critique de la télévision, comme objet d’asservissement ou de déshumanisation a déjà été largement traitée, et à travers des œuvres importantes, de Fellini (Ginger et Fred, Intervista) à Matteo Garrone (Reality). Sydney Lumet, avec Network dès 1977, s’attaque plus particulièrement à la manipulation télévisée, à l’information choc et glauque, pire à l’information biaisée, truquée.
Lumet aurait-il tout dit ? Une œuvre très récente comme *Night Call* ne serait donc qu’une énième version, contemporaine et musclée, d’une question désormais épuisée – et presque dépassée par les dérapages incontrôlés, désormais installés sur Internet ?
La question est bien plus complexe : on pourrait même voir Night Call, non pas comme le développement survitaminé des thèmes abordés dans Network – mais presque comme une suite, quelques décennies plus tard, de ce premier essai – ou comment la rédactrice en chef carnassière (Faye Dunaway à présent), reine de la manipulation, finit par trouver son maître dans la personne d’un de ses prestataires de service. Dans Network, tous ses auxiliaires, le présentateur vedette et illuminé (Peter Finch / Howard Beale), mais aussi la pythie ou les terroristes filmés en direct, ne sont eux-mêmes, avant le public, qu’objets de manipulation – mais leurs propositions restent un reflet du réel que la « journaliste » prolongera par des fictions, des scenarios qui iront jusqu’à envahir sa propre vie. Dans Night Call, la rédactrice en chef (Renée Russo, à présent vieillie) est désormais dépassée puisque le journaliste free-lance scénarise directement la « réalité », la met en scène pour en faire un spectacle sanglant dont il est l’auteur unique. Dès lors il n’a plus qu’à poser ses conditions …
Dans Network, Howard Beale, tout à tour abattu, hébété, halluciné, illuminé ne maîtrise absolument rien, en dehors de son texte et de son agitation épileptique et mystique. Mais il n’est rien de plus qu’un taux d’écoute. Tout est évidemment récupéré par avance, jusqu’à son texte et à son cri / slogan « révolutionnaire » :
« "I'm as mad as hell, and I'm not going to take this anymore!" »
Avec ce personnage très étonnant, et magistralement interprété par Peter Finch (qui devait mourir peu après le film), Network renvoie aussi, mais cette fois en amont et très explicitement, à l’œuvre célèbre de Frank Capra – Meet John Doe, ou l’aventure d’un clochard, recruté, pris en charge et "formé" par tous les pouvoirs confondus, politiciens, hommes d’affaires et presse réunis, l’homme de la rue, M. Tout-le-monde transformé en prédicateur et en prophète pour drainer et asservir les foules. Et l’analogie peut encore être poussée plus loin : Howard Beale comme John Doe va annoncer son suicide en direct, pour sauver le monde. Et les producteurs de se frotter les mains, succès garanti à l’audimat..
Mais il y a une grosse différence – John Doe, jusqu’au bout, restera lucide et humain et finira par renvoyer dos à dos producteurs et spectateurs. Howard Beale par contre est vraiment fou, « possédé » par le système – et le jour où la créature voudra se rebeller contre son créateur, la réponse sera inévitablement
radicale
.
La mise en scène de Sydney Lumet, comme presque toujours est assez remarquable – dans la façon de composer une scène, une séquence et d’agencer l’ensemble des scènes et des séquences pour composer un film parfaitement cohérent.
La première scène, celle qui suit le pré-générique présentant Max schumacher et Howard Beale, est particulièrement révélatrice de l’aisance de Lumet à intégrer l’élément narratif spécifique à l’intérieur d’un ensemble de portée plus générale :
• Des façades d’immeubles modernes, tous pris dans une contreplongée écrasante, avec pour enseignes les sigles, les initiales hermétiques de sociétés anonymes,
• De longs travellings à l’intérieur des studios de télévision, où l’on ne suit vraiment personne (même si on identifie Howard Beale), des anonymes à l’œuvre, et en alternance de longs plans fixes sur les journalistes en séance éditoriale, avec énumération ininterrompue de titres ou de thèmes s’enchaînant à toute vitesse sans le moindre essai d’approfondissement,
• Retour sur Howard Beale, déambulant dans les studios, avec un long passage au noir, puis la lumière écrasante du studio lors de son arrivée pour l’ouverture du journal,
• Juxtaposition des différents écrans télévisés avec en montage alterné les techniciens censé contrôler le déroulement de l'émission, qui en fait n’écoutent rien et ratent l’information essentielle du suicide annoncé …
Et tout est presque dit.
Le mérite de Sydney Lumet est d’autant plus grand que le scénario concocté par Paddy Chayefsky est très touffu et particulièrement difficile à appréhender de façon globale. Ainsi le film n’est-il pas centré sur un (comme le prologue aurait pu le laisser entendre) mais sur trois personnages : Howard Beale en prophète en mode alterné, suicidaire ou illuminé ; Diana Christensen /Faye Dunaway en rédactrice en chef impitoyable, robotisée, soucieuse d’audience à tout prix, jusqu’à en confondre les événements de sa propre vie avec les épisodes de feuilletons télévisés et à ne plus vivre ; Max Schumacher / William Holden, en journaliste honnête, humain, spectateur (en voix off) plus qu’acteur dans un monde en voie de déshumanisation. On comprendra que William Holden (au demeurant très bon), en théorie premier personnage du film, ait un peu de mal à exister face aux deux monstres auxquels il est régulièrement confronté.
Le scénario est d’autant plus complexe que l’intrigue même qui réunit les trois personnages et les trois points de vue est elle-même éclatée en diverses sous-intrigues : Diana / Faye Dunaway ne se soucie pas seulement du numéro prophétique de Howard Beale mais doit aussi mettre en place tout un réseau de numéros différenciés (l’information vue par une voyante / « la pythie », « l’heure de Mao » avec actions filmée en direct d’attentats terroristes, relayés par une autre rédactrice en chef – mais cette fois très politisée ; cette partie n’est d’ailleurs pas la plus vraisemblable ni la plus convaincante du film). S’ajoute à cela l’intrigue sentimentale (pas totalement convaincante non plus) entre Max et Diana, et divers morceaux de bravoure confiés à d’autres acteurs importants, notamment Robert Duvall et Ned Beatty, lui aussi dans un numéro illuminé tonitruant.
Et il faudrait même ajouter un autre personnage clé : le public, vous, moi, enfermé dans des grands immeubles (les façades borgnes, glaçantes, couvertes de fenêtres aveugles qui ne s’ouvrent que pour obéir aux commandements délirants du nouveau prophète), ou applaudissant dans le grand studio les pitreries de l’animateur fou.
Par tous ses choix de réalisation, de la durée des plans aux enchaînements du montage, également grâce à une magistrale direction des acteurs (tous sont en effet excellents), qui participe pleinement de la narration – ainsi des échanges de sourires carnassiers, en connivence et en fausse retenue entre Faye Dunaway et Robert Duvall au moment où ils décident de s’engager dans des propositions très borderline, par un travail aussi précis que discret, Sydney Lumet réussit à rétablir l’unité de l’ensemble.
Il parvient ainsi à réduire les failles du scénario – très ambitieux sans doute mais aussi trop éclaté, très moralisateur au premier degré, risquant la perte de crédibilité dans ses invraisemblances, aux dialogues parfois très littéraires ….
Après une chute à la fois choc, invraisemblable et prévisible, le spectateur peut, selon sa réceptivité, ressortir sonné ou perplexe. Il reste que l’univers ainsi présenté, définitivement aliéné, et de façon d’autant plus forte que la victime ne sera pas seulement le public manipulé comme un pantin, pas seulement le nouveau prophète évidemment jetable comme n’importe quel produit de consommation, mais également les bourreaux eux-mêmes prisonniers de leurs rôles, aussi aliénés que leurs victimes.
La piste est donc tracée pour des films tels que Night Call – qui va sans doute clôturer un cycle.
Car l’arrivée d’internet, avec délires permanents, glauques ou niais concoctés par des anonymes impossibles à identifier, jusqu’aux décapitations en direct , tout cela ne laisse que peu de doute sur le futur du monde. Avec toutefois une différence essentielle par rapport à l’univers de Network : les nouveaux prophètes, leurs délires et leurs anathèmes ne sont plus désormais sous le contrôle d’aucune’ institution.
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le 26 avr. 2015
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